Le Grand Oméron

 

A l'extérieur du labyrinthe, il faisait grand beau temps. Duilin, Dakktron et Pipo respirèrent amplement l'air frais qui s'offrait à eux. Ils jetèrent ensuite un oeil alentour. Quelle ne fut pas leur surprise lorsqu’ils virent, le long d'un chemin de dalles hexagonales qui partait du domaine de Lahoric vers le nord, un couple suspendu en l'air par les pieds!

Un homme et une femme donc, aux longues chevelures blondes, s'agitaient la tête en bas à deux mètres du sol, retenus par les pieds à une corde qui était accrochée dans le ciel!!! Pipo avait beau chercher du regard l'extrémité de la corde, il ne la trouvait pas: elle disparaissait, après une dizaine de mètres, dans la clarté bleutée du ciel. La chose était fort étrange et Dakktron ne put s'empêcher de penser qu'il s'agissait là, très certainement, de la dernière des nombreuses plaisanteries du défunt Lahoric.

- Et là! L'homme et la femme que vous est-il arrivé? demanda le magicien.

- Au lieu de bavarder inutilement, détachez-nous! cria la femme!

- Faites ce qu'elle vous dit, maugréa l'homme attaché avec elle.

- Mais c'est vous, cher Mordril, s'exclama Duilin, qui venait de reconnaître, en la personne de l'homme, le capitaine de la Garde d'Honneur.

- Oui, c'est bien moi! Coupe donc cette foutue corde, Duilin.

L'Immortel s'empara de son arc. Il glissa une flèche sur le bois de l'arme, lissa l’empennage et plaça l'encoche sur la nouvelle corde enchantée trouvée chez Lahoric. La décoche fut parfaite et la flèche siffla, coupant d'un coup net au passage la corde tendue dans le ciel.

- Attention à la chute, cria Pipo à l'homme et à la femme subitement libérés.

Mais... défiant les lois de la nature, les corps de l'homme et de la femme ne chutèrent point! Au contraire, ils furent emportés dans les airs, tirés toujours plus haut par la corde...

- Par Kianfarh! quel est donc ce prodige? lâcha Dakktron.

- Faites quelque chose pour eux, intervint Duilin en voyant le magicien observer passivement l'étrange phénomène.

- Ca n'arrête donc jamais? se découragea Pipo.

- Bon, bon, laissez-moi réfléchir, se réveilla le magicien. Donc, il s'agit, selon toute vraisemblance, d'une corde magique ou enchantée, mais la différence n'est qu'infime. Quoique...

- Dépêchez-vous, s'emporta Duilin, bientôt nous ne les verrons même plus!

- Oui, oui, je vais trouver... il n'y a pas à s'inquiéter, qu'elle soit magique ou enchantée, mais cela n'a pas d'importance, une corde reste une corde...

- Vous délirez ou quoi? remuez-vous, c'est une question de vie ou de mort!

- Et bien je connais une formule magique pour arrêter l'ascension de la corde.

- Alors, qu'attendez-vous pour la prononcer!

- C'est donc bien vous, cher Duilin, qui l'aurez voulu?

- Bien sûr que je le veux!

- Soit. "Nouage, desserre ton étreinte!"

- C'est aussi simple que cela? s'étonna Pipo.

- Aussi simple que cela... encore faut-il connaître la bonne formule!

- Et maintenant, demanda Duilin, que va-t-il se passer?

Du haut du ciel, l’homme et la femme revenaient en chutant à travers les airs...

- Mais ils tombent comme des bolides! sursauta l'Immortel. Ils vont s'écraser!

- C'est affreux, sanglota Pipo qui cacha ses yeux dans ses mains.

- Cher Duilin, je vous avais prévenu, rappela Dakktron. C'est vous qui l'avez voulu! Evidemment, une fois libérés de l'étreinte de la corde, il y avait des chances que les captifs chutassent... Les lois de la nature, là où s'arrête la magie, reprennent leurs droits...

- Dakktron, vous n'êtes qu'un fou dangereux et vous ne valez guère mieux que ce Lahoric Redhorn!

- En cet instant tragique, vous ne devriez pas, cher ami, tenter de me vexer, mais plutôt chercher à solliciter de ma part un nouveau sauvetage magique.

- Vous pouvez donc encore les sauver?

- Oui, mais il faudra me le demander respectueusement...

L'homme et la femme descendaient rapidement; se rapprochaient de plus en plus dangereusement de la surface du sol...

- Maître Dakktron, votre susceptibilité en cette situation dramatique est malvenue. Faites vite ce que vous avez à faire!

- Je crois, cher Duilin, que vous n'avez toujours pas compris. Une formule adéquate s'impose.

- C'est une question de vie ou de mort. Il n'y a pas le temps pour des enfantillages.

- Et bien, débrouillez-vous...

- Mais vous êtes complètement cinglés!

- Vous ne faites vraiment rien pour arranger la situation.

- Vous plaisantez! c'est à vous de redresser la situation!

- Vous devez avant tout redresser le tort que vous m'avez causé en me comparant à ce freluquet de Lahoric!

- Soit! puisque vous y tenez, je vous dirai donc que vous êtes le plus inspiré des disciples de Kianfarh. Et sachez-le, je le pense sincèrement, bien que dans mon esprit cet aveu ne soit en rien un compliment, loin de là!

- Là, vraiment, Duilin, vous me flattez. Vraiment, ce que vous venez de dire, me touche tout particulièrement... je vais donc opérer le sauvetage magique promis:

" Loundal Bolo Mandor. Duo Solo Sonol!"

Un épais coussin d'air enchanté se déploya instantanément à l'endroit prévu de la chute de l'homme et de la femme. La magie à peine invoquée, le couple s'échoua de justesse sur la poussée d'air lancée par Dakktron. L'homme et la femme rebondirent plusieurs fois de suite sur le matelas d'air pulsé invisible et se stabilisèrent enfin sur leurs jambes, pour retrouver sans heurt, un peu plus bas, le contact avec le sol.

La corde enchantée tomba à son tour en s'enroulant sur elle-même. Duilin la ramassa et la rangea précautionneusement dans sa besace.

Tout de suite après quoi, l'Immortel présenta à ses compagnons Dakktron et Pipo, le Capitaine Mordril Noire Brillance et sa femme Frigg la Farouche.

Les deux époux parlaient peu, gênés d'avoir été surpris en une si indélicate posture, accrochés dans les airs. Pour un Capitaine de la Garde d'Honneur, la situation paraissait quelque peu honteuse et il valait mieux ne pas trop en reparler.

Frigg répondit évasivement aux questions que lui posa Dakktron. Le magicien apprit cependant que le couple avait traversé la mystérieuse forêt de Pimprenelle, mais il ne parvint pas à savoir pourquoi ni comment...

Duilin était embarrassé car il savait devoir garder secrète leur mission, cependant, Frigg et Mordril semblaient vouloir rester encore avec eux... Le couple s'entretenait à voix basse, en privé:

- Mordril, dis-moi, qu'est-ce que l'on fait maintenant? Nos hommes sont de l'autre côté de la forêt. Est-ce que l'on tente à nouveau une traversée, guidés par ta précieuse Alkarafaroth?

- Non, je veux ce maudit papillon!

- Chéri, oublie l'Oméron. Rappelle-toi que nous avons une mission...

- Je veux t'offrir ce papillon; il sera magnifique piqué dans tes cheveux.

Mordril caressa le visage de Frigg, puis il passa ses doigts dans les cheveux blonds entremêlés de la jeune femme.

Duilin, Dakktron et Pipo les observaient, intrigués. Que pouvaient-ils se raconter?

Le couple s'embrassa, puis Mordril tira sa belle épée de son fourreau de cuir noir. Pipo eut un mouvement de panique. Le long de la lame scintillante coulait lentement une aura de lumière bleutée... Le Capitaine la tenait devant lui, les bras tendus, la pointe tournée vers l'horizon.

- Alkarafaroth, cherche!

Le Capitaine dirigeait son épée aux quatre points cardinaux lorsqu'elle s'immobilisa dans une direction précise.

- Nous poursuivrons au nord-est, dit-il.

Duilin sursauta. C'était la direction de la Tour du Feu des Premiers Nés!

Pipo, quant à lui, respirait mieux. Il avait cru un moment que la menace de l'arme pouvait pointer vers lui.

- Que cherchez-vous, au juste? demanda Duilin, tout à coup inquiet.

Mordril ne répondit rien, et tandis qu'il rengainait son arme, il siffla... Deux magnifiques chevaux blancs aux robes soyeuses apparurent en galopant vers lui. Le Capitaine et son épouse grimpèrent agilement en selle.

Duilin attrapa la bride du cheval de Mordril:

- Vous nous quittez? demanda soudainement l'Immortel.

- Le monde est vaste et les routes sont nombreuses mais nous nous reverrons. Adieu, l'ami...

Frigg et Mordril éperonnèrent vivement leurs montures et s'élancèrent au galop dans la plaine en poussant de grands cris sauvages...

- Par Kianfarh, quel couple étonnant! déclara Dakktron.

- Où vont-ils? D'où viennent-ils? soupira Duilin qui n'aimait pas ne pas savoir.

- Ils ont des chevaux, eux, au moins, dit Pipo que la perspective de la longue marche à venir rendait bougon.

Ils ramassèrent leurs quelques affaires et s'en allèrent à leur tour, mais à pieds...

Le paysage était dégarni, une plaine s'étalait devant eux paresseusement. L'horizon était légèrement bosselé, mais Duilin ne distinguait rien de particulier au loin. La plaine s'étendait à perte de vue, couverte d'épineux, de touffes d'herbes rousses, et de restes de vieux arbres dévorés par des Dendrophyles Rouges. Sur les troncs rescapés, poussaient des épaisseurs rugueuses de lichens couleur moutarde.

Alors qu'ils avançaient, leurs pieds soulevaient des paquets de poussière fine et brune. Pipo s'arrêta pour boire; assis sur une vieille souche, il déboucha sa gourde et but bruyamment à grandes gorgées.

- Soyez économe, lui fit remarquer Duilin, la route est peut-être encore longue.

- Où sommes-nous, au juste?demanda Dakktron.

- Je ne sais pas trop, cependant l'aspect semi-désertique de cette steppe me fait penser que nous approchons des terres arides de l'Odja-Däro.

- A la bonne heure! espérons seulement que la tour sera au rendez-vous.

- Si elle est là-bas, en tout cas, elle ne s'envolera pas. Et puis, si mon père y a vécu, c'est qu'elle existe.

- Bon, dépêchons-nous, j'ai hâte d'y être. Surtout, n'oublions pas le service du roi, il faut y arriver avant que ne commencent les combats aux Marches du Nord. Allez, Pipo, presse-toi, la pause a déjà assez duré.

- Engagez-vous, engagez-vous, qu'il disait! " Vous serait-il agréable d'ouvrir cette porte au nom du roi? ", qu'il disait, l'autre. La bonne blague! Qu'est-ce qu'il ne faut pas faire pour satisfaire son roi?

Le petit homme se plaignait, mais il reprit quand même la route. Que pouvait-il faire d'autre?

Ils soulevaient beaucoup de poussière et leurs pas se firent plus lourds. Ils marchaient depuis des heures quand, tout à coup, Duilin invita ses compagnons à regarder sur leur gauche...

Dakktron et Pipo virent un nuage de poussière qui grossissait en se rapprochant...

Deux cavaliers surgirent à une centaine de mètres devant eux, traversant la steppe à la poursuite d'une lumière dansante.

Au même moment et sans qu'il le commande, Duilin vit son bracelet en or se mettre à briller avec éclat. Pipo et Dakktron s’aperçurent du prodige avec surprise. Que se passait-il?

Le couple de cavaliers qui passait sous leurs yeux, poursuivait un papillon lumineux. A chaque mouvement d'aile, le bel insecte lançait des feux de lumière et répandait autour de lui des flots de poudre d'or.

Le bracelet de Duilin étincelait de plus belle... L'Immortel sentit monter en lui un désir d'une rare puissance. Une incoercible tentation s'empara de sa raison et la soumit. Un sentiment étrange et nouveau chez Duilin, la cupidité, le poussa à vouloir capturer le Grand Oméron, le papillon d'or.

Dakktron et Pipo virent l'Immortel s'élancer en courant à la poursuite du papillon.

A présent, ils étaient trois en train d'essayer de capturer le fantastique insecte rutilant. Ils chargeaient à sa conquête en suivant sa traînée dorée. Le Capitaine Noire Brillance hurlait à chaque fois qu'il manquait sa proie, Frigg poussait des cris stridents et sauvages à faire dresser les cheveux sur la tête et Duilin bondissait en tous sens, projetant autour de lui autant de lumière que le papillon!

C'était à voir un drôle de spectacle. Il y avait dans cette entreprise, dans cette chasse au papillon, de la bouffonnerie, de l'avidité, de la rage et de l'orgueil. La sagesse de Duilin avait cédé la place à une tout autre chose, incontrôlable et inconnue, génératrice de forces surnaturelles...

Quant à Mordril, défié et presque tourné en dérision, pour lui, seule ne comptait plus que la capture du Grand Oméron. Ses soldats, ils les avait oubliés, sa mission, en avait-il jamais eu une? Dans son esprit, tout se résumait alors à attraper le maudit insecte.

Dakktron et Pipo les observèrent un long moment puis les virent s'éloigner de plus en plus loin et disparaître finalement à l'horizon.

Le magicien et le petit homme, sans échanger de paroles pour économiser leur souffle, reprirent leur route à travers la steppe sèche et grise.

Le soleil roulait dans le ciel. Les heures s'écoulaient lentement. La monotonie du lieu pesait sur les coeurs, naturellement enclin en cette atmosphère à éprouver de la lassitude.

En fin de journée, entre chiens et loups, dans les couleurs blafardes du jour fané, Dakktron et Pipo pénétrèrent dans une sombre forêt. Le magicien croyait avoir atteint l'Odja-Däro, mais il se trompait.

Devant eux, balançaient les cimes des arbres d'une dense chevelure végétale. Sous le front des feuillages entrelacés, ils avancèrent, descendant des talus moussus, escaladant des blocs granuleux usés par le temps. Dans le modelé des rochers bombés, couraient les racines d'augustes cèdres et de vénérables chênes. De l'humus reposait dans des cercles de végétation basse, où poussaient de jeunes ormeaux.

Il faisait nuit. Dakktron invoqua le pouvoir lumineux de son bâton arcanique. Les ombres des troncs et des feuillages dansèrent autour des deux visiteurs; isolés parmi la masse des bois, ils poursuivirent leur progression, séparés l'un de l'autre par des brassées de fougères qui se refermaient sur eux à leur passage.

Il n'y avait pas de bruit dans la forêt. Pipo en fit la remarque à son compagnon magicien. A cause de cela, ils ne s'arrêtèrent point, et ce malgré l'énorme fatigue qu'ils ressentaient, cherchant à traverser au plus vite et d'un seul trait cet espace forestier perdu du monde des hommes.

Après deux nouvelles longues heures d'une marche harassante, Pipo et Dakktron furent frappés du changement qui s'opérait sous leurs yeux dans le sein de la forêt. Les troncs des arbres revêtaient des formes nocturnes plus profondes que la nuit elle-même. Des bras des branches, pendaient jusqu'au sol, des linceuls de lichens chargés par le temps de poussière, d'insectes morts, de moisissures et de vieilles toiles d'araignée.

L'atmosphère oppressait, et dans cet univers clos fantastique, l'esprit s'inquiétait et cherchait à s'évader de là au plus vite.

Le magicien et le petit homme marchèrent jusqu'à l'épuisement pour fuir ce lieu, mais en vain: terrassés par la fatigue, ils s'écroulèrent de sommeil entre les racines d'un arbre millénaire...

Pipo se tournait et se retournait encore sur lui-même, recroquevillé, malmené par le froid. Son sommeil était de plus en plus parcouru par d'intenses frissons. Le petit homme fut finalement arraché à ses rêves agités par une grosse goutte d'eau qui éclaboussa son front! Pipo se réveilla en sursautant.

Tout autour de lui, les troncs des arbres luisaient, mouillés par la pluie. L'air était humide et les feuillages avachis et sombres. De grosses gouttes de pluie tombaient deci-delà, absorbées par le sol moussu. La forêt toute entière était trempée. Les reliquats de l'orage de la nuit coulaient maintenant lentement le long des feuilles des arbres...

Pipo se retourna pour chercher du regard son ami magicien. Dakktron dormait encore, calé entre deux grosses racines d'un imposant feuillu, à l'abri duquel ils venaient de passer la nuit. Pipo secoua le dormeur, dont, ni l'orage ni le froid, n'avaient contrarié le profond sommeil. Dakktron émergea doucement et, s'étirant, il bailla plusieurs fois avant d'ouvrir les yeux. Contre toute attente, l'homme donnait l'impression d'avoir passé une très bonne nuit.

- Bonjour Maître Dakktron!

- Salut, Pipo, bien dormi?

- Franchement, pas trop. J'ai beaucoup souffert du froid.

- Tiens, on dirait qu'il a plu?

- ça va être difficile de trouver du bois sec pour allumer un feu. Et puis, il ne nous reste plus grand chose à manger. Le gros des provisions que nous avait fourni Izor est resté avec les chevaux de l'autre côté d'Endarath. La journée commence mal...

- Voyons Pipo, un peu de courage, ou mieux encore, oui, de l'enthousiasme!

- De l'enthousiasme, de l'enthousiasme... c'est facile à dire mais ça ne se commande pas! Je pense toujours à ce pauvre Hairbald...

- Tu ne vas pas me casser à moi aussi le moral! essaye de penser à quelque chose de gai.

Pipo se mit à pleurer!

- Alors là, non! je dis non! c'est trop triste, tu veux me faire pleurer aussi? ça y est... une petite larme vient de mouiller le coin de mon oeil. C'est drôle comme ça chatouille... et voila que ça me gratouille maintenant... vraiment, il y avait longtemps que je n'avais pas pleuré. Quelle étrange sensation?!

Pipo regardait, étonné, le magicien se frotter les yeux frénétiquement. Cela l'amusa et il prit sur lui de sécher également ses larmes. Le petit moment de cafard était passé.

Dakktron alluma magiquement un feu artificiel aux surprenantes flammes mauves et vertes. Le feu n'avait même pas besoin pour son entretien d'un combustible! Ils se réchauffèrent à sa chaleur et prirent un petit déjeuner frugal avec les restes que Pipo gardait dans son sac à dos.

Le magicien tendit sa main à Pipo et l'aida à se relever. Il reprirent leur route à travers bois.

Le sol était glissant, aussi Dakktron s'appuyait-il sur son long bâton pour ne pas tomber. Pipo patinait tant bien que mal sur le duvet des mousses. Il lui arrivait de perdre le contrôle et de rentrer dans les jambes du magicien, ce qui occasionnait une chute commune.

- J'en ai assez, Pipo! C'est la quatrième fois que tu me fonces dedans. Regarde un peu où tu mets les pieds!

- Comme si je le faisais exprès! grogna Pipo en retour.

- Ne me fâche pas, menaça Dakktron, ou je te transforme en limace pour que tu adhères bien au sol dans ta bave!

- Vous n'êtes qu'un vilain sorcier! C'est parce que je suis petit que vous vous permettez de me rabaisser. Je suis certain que vous auriez parlé un tout autre langage à Lahoric. Vous ne faites le fanfaron que pour masquer votre peur!

- Oh là! je crois que je vais me fâcher tout rouge!

- C'est ça, allez-y, qu'attendez-vous, ne voyez-vous pas que je suis sans défense? Profitez-en!

- Il faut que je me calme, sinon...

La sphère du bâton du magicien s'était mise à clignoter et Dakktron fulminait. Il pointa en avant son index; ses lèvres s'écartèrent pour faire place à un maléfice... quand un papillon passa...

- Le Grand Oméron! cria Pipo.

- Par les cinq cornes du Croton Visqueux de Tarquesh! Quelle salle bestiole! Je vais passer ma colère sur cet insecte nargueur!

Dakktron ouvrit le feu avec son bâton qui cracha des étincelles jaunes et rouges. Le papillon faillit y perdre les ailes.

- Saloperie de lépidoptère, je vais te ratatiner! Tiens, prends-ça!

Le bâton cracha à nouveau une flopée d'étincelles jaunes et rouges enrichie de tonalités nouvelles, vertes et bleu turquoise. Mais rien n'y faisait. Le Grand Oméron continuait de papillonner librement.

Pipo n'en croyait pas ses yeux, un incroyable festival de couleurs chatoyantes s'offrait à son regard: aux traînées dorées et aux volutes de lumière du papillon s'ajoutaient les furieuses poussées multicolores et scintillantes du bâton magique. La forêt, un instant plus tôt si sombre, était devenue féerique.

La lutte cessa avec le départ du Grand Oméron qui reprit le chemin de ses errances aériennes sous des cieux plus cléments.

- Superbe! applaudit Pipo, enthousiaste.

- Par les huit yeux d'Asphonesh le Bigleux, c'est raté! Voilà que je ne sais même plus viser...

- Ce n'est pas grave; et puis, Duilin et Mordril auraient été bien déçus de savoir le papillon pulvérisé.

- Ce n'est pas dit qu'ils le désirent encore entier. Pour ma part, de rage je suis prêt à le griller en vol dès la prochaine rencontre.

Dakktron se remit en route, encore plus énervé qu'avant le passage du Grand Oméron. Pipo le suivit prudemment à distance pour éviter toute glissade fatale...

Ils passèrent la majeure partie de la matinée dans les bois; puis, avec le retour du soleil, une plaine s'ouvrit devant eux.

La lumière de l'astre solaire commençait à sécher le paysage. Les herbes et les fleurs se redressaient dans la chaleur de l'après-midi. Pipo et Dakktron, toujours à bonne distance l'un de l'autre, parcouraient à grandes enjambées la plaine sans relief qui s'étendait devant eux.

Pipo n'osait encore rien dire, se contentant d'observer de temps à autre la figure de Dakktron, dans l'espoir de pouvoir y lire quelques signes de détente...

Le magicien bougonnait toujours et, d'un coup de pied rageur, il culbutait des ballots d'épineux que le vent avait collectés puis abandonnés dans la plaine.

Pipo pensa que le voyage n'avait jamais été aussi triste que depuis la disparition d'Hairbald. Le petit homme espérait bientôt revoir Duilin et trouver quelque réconfort en sa compagnie, car il n'aimait plus Dakktron qui lui apparaissait violent et lunatique.

La journée s'épuisa avec eux. Le soir recouvrit de son linceul nocturne le paysage langoureux de la plaine...

Pipo et Dakktron n'avaient pas mangé de la journée. Il ne leur restait plus de vivres. Avant de se coucher, Pipo posa des collets. Ils dormirent tant bien que mal dans des fourrés.

Le lendemain matin, ils se levèrent épuisés, grelottant dans la froide lumière du petit jour et dans le vent qui s'était levé. Pipo courut vérifier ses collets: un jeune roddoï sauvage avait mordu dans le piège. Le petit homme s'en félicita.

Les deux voyageurs, perdus au milieu de la plaine déserte, prirent leur petit déjeuner. Le jeune roddoï calma à peine leur faim.

Sans grande joie, Pipo et Dakktron attaquèrent à nouveau leur marche vers l'Odja-Däro. Ils ne s'étaient toujours pas parlés.

Le vent qui soufflait sans interruption depuis le matin, poussait des boules d'épines sur leur route. La robe du magicien collait à son long corps. Pipo se protégeait le visage contre les poussières volubiles de la plaine balayée par le vent.

Au loin, en couvrant ses yeux de sa main, Pipo aperçut des bois.

- Il y a un bois là-bas, cria-t-il au magicien.

- C'est bon, allons nous y mettre à l'abri du vent.

Ils pénétrèrent dans les sous-bois et s’enfoncèrent davantage encore pour fuir les mugissements du vent. Pipo crut entendre des éclats de voix: tendant l'oreille, il reconnut la voix mélodieuse de l'Immortel qui les appelait:

- Alkarafaroth nous a prévenus de votre arrivée! Nous vous attendions. Venez par ici, nous avons allumé un feu. Nous nous apprêtions à manger.

- C'est Duilin, indiqua Pipo à Dakktron, je reconnais sa voix...

Au détour de quelques troncs et fougères masquant leur campement, le magicien et le petit homme découvrirent, confortablement installés dans une combe autour d'un feu, Duilin, Mordril et Frigg.

- Soyez les bienvenus, déclara Duilin. Prenez place autour du feu... nous allons manger.

- Merci Duilin; c'est une grande joie de vous revoir.

- Cher Pipo, c'est également avec plaisir que je vous retrouve.

Ils prirent place autour du feu et mangèrent et burent bien. Les langues se délièrent sous l'effet de l'alcool et la conversation rebondit de surprises en surprises:

- Alors, cher Pipo, le voyage depuis notre séparation subite s'est-il bien passé pour vous?

- A vrai dire, Dakktron et moi-même avons trouvé le temps long sans votre compagnie...

Dakktron était toujours d'humeur ronchonne et il semblait évident qu'il n'avait aucune intention de participer à la discussion. L'appel de Pipo invitant le magicien à prendre part à la conversation tomba à plat!

- Vous disiez, cher Pipo?

- Et bien... je disais que nous avons beaucoup marché sans grand résultat: nulle part nous n'avons vu de tour.

- Vous cherchiez une tour? demanda tout à coup Frigg.

- Euh... non. Ce n'est pas ce que je voulais dire, tenta de se rattraper Pipo, qui vit Duilin lui faire les gros yeux.

- Si vous cherchez une tour, fit remarquer Mordril, la chose est aisée. Alkarafaroth nous en indiquera l'emplacement avec précision, pour peu que je le lui demande.

- J'entends parler de cette personne depuis tout à l'heure, s'enquit Pipo, et je ne sais pas qui c’est?

- Voyons! c'est elle, dit le Capitaine, en désignant l'épée qui se dressait devant le feu.

Alkarafaroth se dressait devant le feu, plantée en terre, et sa lame brillait d'un bleu glacial, dans le reflet duquel le rougeoiement des flammes lui-même s'évanouissait...

- C'est une épée intelligente, précisa Frigg, qui a sa petite personnalité, pas toujours facile, du reste...

- C'est fantastique! s'exclama Pipo

- Mais revenons-en à votre histoire de tour, rappela Mordril. A quoi ressemble-t-elle? Il me faut quelque précision pour aider Alkarafaroth dans ses recherches.

- Je vous prie de m'excuser, mais je crains d'en avoir déjà trop dit, se rétracta Pipo.

- Cela est sans importance, vola à son secours Duilin. Parlez-nous plutôt de votre insolite épée, Capitaine Mordril.

- Que voulez-vous savoir? Le Prince de Sarde en sait bien plus que moi sur son compte. Il m'a dit qu'Alkarafaroth aurait été forgée à l'âge d'Airain par Ringturi et Bragolanga, son frère, tous deux Seigneurs des Enclumes à Qar Céladon. Mais tout cela n'est que légende brumeuse.

- Au contraire, tout ceci est passionnant, insista l'Immortel qui cherchait à noyer le poisson...

Mais le Capitaine Noire Brillance ne se laissa pas circonvenir et revint lui-même à la charge sur le sujet que ses interlocuteurs cherchaient à occulter:

- Et votre tour, a-t-elle une histoire elle aussi?

- Allez! dites-le lui, Duilin, sortit de sa réserve le magicien. De toute manière, cette mission est un fiasco depuis le début!

- Vous y allez un peu fort, s'indigna l'Immortel. Je vous rappelle que nous avons juré de garder secrète notre mission...

Tous les regards pesaient lourdement sur Duilin, qui, soudain, se sentit mal à l'aise, comme trahi et acculé.

- Et bien, Dakktron, vous l'aurez voulu, et devant le roi vous en serez seul responsable... la tour que nous cherchons pour Sa Majesté Sijaron III, est plus connue sous le nom de Tour du Feu des Premiers Nés. Elle recèle des tubes d'oeil perfectionnés grâce auxquels nous pourrons observer les mouvements adverses; observations qui, de plus, seront susceptibles d'être transmises au Gardien des Marches du Nord par le jeu d'un code lumineux depuis ladite tour. Mon père Rhûmnil fut membre de la Confrérie du Second Levé Héliaque...

- Oh là! intervint Dakktron, vous n'étiez pas non plus obligé de tout raconter dans le détail, sacrebleu!

- Il faut savoir ce que l'on veut dans la vie! rétorqua Duilin dégoûté.

- Assez, assez, messieurs, cessez vos querelles, se mit à rigoler Mordril... sachez à votre tour que ma mission est la même que la vôtre.

Dakktron, Duilin et Pipo en restèrent bouche-bée... Frigg s'indigna de ce que son époux le lui avait caché. Mordril reçut une terrible gifle! Sur ces entrefaites, tous se mirent à rire, excepté Frigg qui se leva d'un bon et partit battre de rage la campagne.

La nuit était tombée. Duilin ajouta du bois dans le feu. Aussitôt, Pipo se cala contre son sac à dos et s'installa confortablement pour profiter de la chaleur des flammes. Mordril retira ses bottes pour les faire sécher.

- J'y pense, Capitaine, ne vous inquiétez-vous pas pour votre belle dame? demanda Pipo. Voilà un bon moment qu'elle est partie.

- Ne t'en fais pas, bonhomme, elle ne risque rien. Je plains plutôt ceux qui la croiseront en chemin dans son état!

Non moins que rassuré, Pipo était intrigué...

Frigg n'était pas revenue et ils pensaient tous maintenant à se coucher. On confia à Pipo le premier tour de garde.

La nuit était silencieuse; le bois baigné d'ombres profondes. Les flammes du feu chantaient et crépitaient...

Pipo crut apercevoir une lueur passer entre les fûts des arbres. L'apparition lumineuse vira sur la droite puis sur la gauche en montant et en descendant. La chose allait vite. Elle fit irruption dans la combe et se posa sur un genou du petit homme.

Le Grand Oméron, les ailes grandes ouvertes, avait choisi de se reposer là sur l'articulation de Pipo, qui n'osa bouger et qui put admirer à loisir, dans le secret de la nuit, le bel insecte. C'était pour lui une grande joie que d'avoir la faveur d'un hôte si remarquable. Le ravissement se lisait sur son visage.

Il aurait bien voulu rester seul encore des heures en si belle compagnie, mais Mordril, qu'un mauvais sommeil agitait, se réveilla. Tournant son regard vers le petit homme, il aperçut la dorure des ailes du papillon.

- Pipo! ne bouge surtout pas, il y a le papillon sur ton genou...

Le Grand Oméron remonta doucement le long de la jambe de Pipo et vint se recroqueviller dans sa main.

- Maintenant, passe-le moi! ordonna Mordril.

- Non, vous allez lui faire du mal.

- Il m'appartient. Je vais l'offrir à Frigg.

- Non, c'est mon petit protégé. La preuve en est qu'il est venu sur moi et pas sur vous.

- Tu vas me le donner! menaça Mordril qui arracha à la terre sa fabuleuse épée.

- Arrêtez, vous me faites peur, articula Pipo en bégayant d'horreur...

- Donne-le moi tout de suite si tu tiens à la vie!

Pipo, effrayé, fit rapidement le tour du feu pour échapper à Mordril. Il ramassa au passage les bottes du Capitaine qui traînaient.

- Reviens immédiatement ou je t'embroche!

Pipo s'échappa dans le bois le coeur battant, le papillon serré contre sa poitrine. Terrorisé, il entendit Mordril qui ordonnait à son épée: "Alkarafaroth, cherche!!!"

Pipo courait mais il sentait comme pointer dans son dos la lueur bleutée de la lame le reniflant. Derrière lui, Mordril poussait des cris étouffés de rage et de douleur car, pieds nus, il traversait un champ de ronces!

Pipo s’emmitoufla dans sa cape caméléon et se recroquevilla contre le tronc d'un gros arbre, espérant, sous le couvert des ombres de la nuit, échapper à son terrifiant poursuivant.

Le Capitaine Noire Brillance, son épée bleue à la main, se rapprocha de l'arbre où le petit homme s'était caché. Le bras de son arme survola l'espace nocturne de la forêt, puis il se figea en pointant dangereusement dans la direction d'un arbre... La lame de l'épée tremblait. Mordril avança vers l'arbre désigné. Le Capitaine ne voyait rien d'humain devant lui, mais, se confiant à l'intuition d'Alkarafaroth, il continuait de se rapprocher...

Pipo, qui venait de retenir sa respiration, sentit la pointe de l'épée l'effleurer. Mordril, berné par le camouflage de la cape caméléon, ne vit rien et contourna l'arbre. Pipo en profita pour s'enfuir dans la direction opposée.

Mordril allait de nouveau regarder la lame de son épée quand Duilin fit irruption non loin de lui en l’interpellant:

- Qu'y a-t-il, Capitaine? vos cris m'ont alerté. Etes-vous à la recherche de Frigg? j'espère qu'il ne lui est rien arrivé?

- Non, je poursuis Pipo qui s'est enfui avec le Grand Oméron.

- Le Grand Oméron, dites-vous?!

Duilin regarda son poignet et il put constater que le bracelet d'Alfée brillait intensément.

- Très bien, je vais vous aider à le retrouver.

Le regard de Duilin avait changé brusquement, s'obscurcissant d'une lueur lugubre. Dans les yeux de Mordril aussi dansait une noire brillance. S'il avait vu leurs yeux, Pipo aurait prié qu'on les exorcisât tous les deux. Heureusement pour lui qu'il ne croisa pas le regard de cauchemar des deux hommes, car il y aurait lu le désir de sa mort!

" Mais quelle folie dévore Mordril? ", se répétait Pipo, qui cherchait à comprendre pourquoi on lui voulait du mal.

Soudain, devant lui, Duilin se dressa, prêt à le saisir:

- N'ai pas peur, dit l'Immortel, je veux juste le papillon...

L'offre, telle que la ressentit Pipo, le révulsa et il plongea entre les jambes de Duilin. Revenu de sa cabriole, Pipo s'enfuit en courant le plus vite possible. L'immortel se porta à ses trousses, inquiétant et déterminé.

Pipo entreprit de descendre un talus. Il glissa entre des racines et s'enfonça dans une épaisse couche d'humus, dans laquelle il se stabilisa à mi-parcours de la pente. Au bout de la descente, en contrebas, il vit, à sa grande stupeur, un feu autour duquel des scoliampres remuaient la tête d'avant en arrière en psalmodiant. Les créatures hydrocéphales avaient de gros yeux globuleux, cuivrés, sans pupille, et le crâne dégarni et gonflé de veines violacées. Leur corps osseux blanchâtre était recouvert sur le dos d'une carapace noire charbonneuse.

Pipo décida sans plus attendre de remonter vers le sommet du talus; mais, à son faîte, il découvrit Duilin penché sur le gouffre, cherchant à la lueur de son poignet le petit homme.

Le papillon se tenait sagement sous la cape de Pipo, qui vérifia inquiet s'il ne lui avait pas brisé les ailes en tombant. Le Grand Oméron était fort heureusement intact. Soulagé de cette crainte, Pipo n'en dut pas moins revenir au cruel dilemme qui l'obligeait soit à tomber entre les mains des scoliampres cannibales, soit à affronter Duilin.

Parce qu'il avait été son ami, Pipo redoutait davantage la confrontation avec l'Immortel que le combat avec les scoliampres. Peu à peu, Pipo descendait vers le feu au fond de la nuit du bois.

Duilin venait de le voir et de repérer les scoliampres toujours aveugles autour de leur feu.

- Pipo, soyez raisonnable, vous courez à une mort certaine. Les scoliampres vont vous massacrer! Ayez confiance en moi, je suis votre délivrance...

Les paroles de l'Immortel résonnaient d'un écho néfaste à l'esprit de Pipo.

Tenaillé entre la peur des monstres et l'aversion pour la métamorphose de son ancien ami, Pipo choisit de descendre plus avant...

Duilin s'avança à sa suite sur la pente qui menait au campement des scoliampres ivres de lumière, dont les psalmodies continuaient de monter dans la nuit à la lueur des flammes.

- Pipo, vous ne pourrez pas leur échapper, leurs sens sont anesthésiés par la lumière, mais pour combien de temps encore?... revenez!

- Non! vous me terrifiez encore plus! Je ne vous reconnais plus. Qu'êtes-vous devenu pour m'effrayer ainsi?

Pipo glissa d'un seul coup et roula sur lui-même jusqu'à venir heurter la carapace rugueuse et dure d'un scoliampre. La monstrueuse créature se retourna aussitôt, arrachée subitement à la profondeur de ses chants. Ses yeux convexes brillaient comme des miroirs de cuivre dans la lueur des flammes. Ses griffes, tranchantes comme des serpes d'acier, jaillirent du bout des ses doigts osseux!

- Au secours! hurla Pipo, terrorisé.

Duilin avait bondi mais il ne pouvait arriver à temps pour le sauver. La tête du scoliampre fut fendue par un jet d'acier providentiel, dont Pipo, dans un premier temps pris de cours, ne put identifier l'origine. Un cri sauvage secoua les ténèbres et un autre scoliampre bascula dans le feu. Le corps du monstre se débattait dans les flammes, soulevant des scories volatiles. Les yeux des monstres survivants s'allumèrent dans l'obscurité renaissante: ils purent admirer une jeune femme aux longs cheveux blonds brillants, les cuisses nues luisantes, qui les défiait, son épée ensanglantée fermement tenue à deux mains.

- Frigg, attention, sur votre gauche, cria Duilin, qui planta en même temps son long poignard dans le ventre d'un des montres.

Frigg fit volte face et découpa d'un coup de taille la main remplie de griffes qui s'était avancée vers elle. Duilin entendit le ventre du scoliampre victime de sa lame gargouiller d’infâmes borborygmes de sang noir. A la vue de ce spectacle répugnant, il arracha son poignard des entrailles du monstre, qui s'écroula devant lui. Frigg, lestement, se retourna en plantant un genou en terre pour frapper d'estoc, cette fois, un monstre bondissant sur elle. Le fou s'empala sur sa lame. Frigg se laissa bousculer par sa charge impétueuse. La jeune femme le fit basculer par-dessus elle en se couchant au sol et en le repoussant en arrière de la jambe. Donnant un fort coup de rein, elle redressa son corps de félin pour se retrouver debout sur ses deux pieds; mais la farouche guerrière fut aussitôt saisie de dos par un monstre aux griffes qui déchirèrent sa cotte de maille et firent perler son sang écarlate le long de ses hanches. Sans chercher à se débattre, Frigg retourna face à elle la pointe de sa lame et l'enfonça sous son épaule dans la chair du monstre. Le scoliampre, piqué par la douleur, relâcha instantanément sa proie. Sa tête devait aussitôt après exploser sous l'impact de l'acier dirigé avec puissance et dextérité par Frigg. A la vue du carnage, les derniers scoliampres s'enfuirent...

- Vous êtes blessée? s'enquit immédiatement Duilin auprès de Frigg...

- Non, ce n'est rien. Alors, comme ça, je ne peux même plus chasser tranquillement! Voilà une bonne heure que je progressais jusqu'à eux quand vous avez failli tout faire rater!

- Je vois que vous vous débrouillez très bien toute seule, en effet. Mais permettez-moi de vous faire savoir que c'était une erreur d'en jeter un dans le feu: la lumière les aveugle...

- Merci! lui répondit Frigg, j'en tiendrai compte la prochaine fois.

Pendant qu'ils discutaient, Pipo en profita pour libérer le Grand Oméron. Duilin eut à peine le temps de voir le papillon s'envoler sous son nez...