Au feu !

 

Avec la disparition du papillon, Duilin avait retrouvé ses esprits. Son impressionnante métamorphose s'était tue à nouveau, mais pour combien de temps encore, s'interrogea Pipo, inquiet?

Frigg, Duilin et Pipo regagnèrent leur propre campement. Dakktron dormait comme une souche, mais Mordril les attendait de pied ferme, les poings serrés sur les hanches.

- Je vous ai rapporté vos bottes, dit Pipo, tout penaud...

- Et le Grand Oméron, qu'en as-tu fait, canaille?

- Ca suffit, Mordril! intervint Frigg. Je t'ai déjà dit que je n'en voulais pas, de ce papillon. On s'est assez chamaillés à cause de cela. Accepte les excuses de Pipo et n'en reparlons plus.

Mordril arracha des mains du petit homme ses bottes et ficha rageusement en terre son épée.

- A l'avenir, mon amour, sers-toi de ton épée pour une meilleure cause. Du reste, je crois savoir que nous avons une tour à trouver, rappela Frigg avec ironie!

- On verra ça demain! trancha Mordril. J'en ai assez entendu pour aujourd'hui, je vais me coucher.

Duilin prit son tour de garde. La nuit passa sans autre incident notoire...

Le lendemain matin, de bonne heure, dans la fraîcheur, les chercheurs de tour se préparèrent pour une nouvelle journée de leur curieuse quête.

Ils quittèrent ce bois infesté de scoliampres et marchèrent jusqu'à une vallée parsemée d'arbres morts.

Mordril, sans qu'on le lui rappelât. Il tira son épée et la brandit devant lui avec ostentation:

- Alkarafaroth! cherche pour moi la Tour du Feu des Premiers Nés!

La lame pivota de droite à gauche, s'arrêta un instant, comme suspendue dans les airs entre deux directions probables, puis elle tourna brusquement pour désigner une faille, qui déchirait un des flancs de la vallée. La lueur bleutée du métal enchanté brillait intensément, leur révélant que la tour ne devait plus être très loin...

Au fond de la vallée, coulait une rivière d'eau glacée. Quant à la faille, elle s'enfonçait dans la masse rocheuse du site hérissé d'arbres morts.

Mordril monta à cheval, et Frigg, qui fit de même, invita Pipo à monter en croupe du sien. Duilin et Dakktron durent se résoudre à suivre à pieds, car le Capitaine ne voulait point fatiguer inutilement sa monture!

- Frigg, il faudrait vous soigner, lui fit remarquer Duilin attentionné. Votre plaie au côté pourrait s'infecter.

- Seriez-vous capable de me soigner efficacement? demanda la jeune femme faussement ingénue.

- Très certainement. Je connais de nombreux remèdes aussi agréables qu'efficaces. Je pourrais vous administrer un massage au Galvian.

- Bas les pattes! grogna Mordril. Pas de médecine rapprochée pour ma femme hormis ma propre personne, compris?

- Mordril, tu vois le mal partout, rétorqua Frigg.

- Si vous préférez, proposa Pipo, j'ai des feuilles de Sorsain dans une fiole, et votre épouse pourrait elle-même se les appliquer.

- Donne ta fiole, je vais soigner ma femme avec.

Ils firent halte et Mordril entraîna Frigg à l'écart, loin des regards.

- Vraiment, Duilin, lui reprocha Dakktron, vous pourriez être plus discret...

- Je vous en prie! Je ne vous dicte pas votre conduite, alors laissez-moi en paix! Votre outrecuidance outrepasse les limites du supportable; une nouvelle remarque de votre part et je vous réclame réparation sur le champ.

- Si vous courez après le duel, permettez-moi de vous dire que ce sera chose faite avec le Capitaine Mordril si vous continuez de regarder de la sorte sa femme. Et je vous dis cela en toute amitié. Un homme prévenu en vaut deux, dit le dicton.

Ils reprirent leur chemin, s'enfonçant dans la faille. La déchirure volcanique serpentait. Ils en suivaient les détours, remuant des amas de laves solidifiés et gorgés de poussière. Pipo se moucha et, dans son mouchoir brodé de petits oiseaux, il put voir qu'il avait respiré des paquets de poussière noire.

Une masse imposante les recouvrit de son ombre en traversant les airs au-dessus d'eux. Ils eurent à peine le temps d’apercevoir une forme osseuse et cartilagineuse brunâtre, interrompre le ciel en passant par là. La menace semblait s'être définitivement éloignée et ils se remirent en route.

Ils serpentèrent plusieurs heures d'affilée dans la faille avant de déboucher dans un vaste cirque, où ils virent, en son centre, de l'eau sourdre depuis un rocher isolé. Le gosier asséché par les poussières volcaniques, les voyageurs se désaltérèrent à la source qui jaillissait au fond de ce vieux volcan éteint, aux contours grignotés par le temps. L'eau était fraîche. Ce fut avec un plaisir non feint qu'il burent de ce précieux liquide d'une pureté exceptionnelle. Pipo n'avait jamais goûté une telle qualité d'eau avant ce jour. Il passa sa main sur ses lèvres pour les essuyer et s'exclama de délectation:

- Je n'ai jamais bu une aussi bonne eau de toute ma vie!

- Pipo, pensez à remplir votre gourde, lui rappela Duilin.

- La source est fort bonne, reconnut Dakktron, mais où est la tour que nous devions trouver là?

- Pas si vite, protesta Mordril. Mon épée donne toujours la direction exacte, mais l'appréciation de la distance est plus aléatoire. De toute manière, nous ne sommes plus très loin du but, Alkarafaroth brille plus que de rigueur. Poursuivons! il nous faut escalader la paroi du volcan de ce côté là...

Ils gravirent donc la paroi annulaire du volcan, dont la pente, très érodée, n'opposait pas de véritable obstacle pour une escalade directe. L'ascension se déroula sans chute, et même les chevaux, menés par la bride, purent gagner le sommet de la bordure du cratère.

Arrivé le premier, accrochant à pleines mains un amas de roches coagulées du bord du cratère, Pipo, la tête émergeant du volcan, découvrit soudainement devant lui la Tour du Feu des Premiers Nés!

La tour resplendissait d'une opalescente couleur blanche. Elle s'élevait au sommet d'un autre volcan; cependant, ce dernier était beaucoup plus impressionnant par la taille de ses pentes abruptes que celui qu'il venait d'escalader.

Les autres rejoignirent Pipo et ils purent à leur tour contempler l'édifice tant recherché...

Comme une corne d'ivoire, toute droite dressée vers le ciel, la Tour du Feu faisait irruption du cône du volcan qu'elle couronnait. Sa silhouette lumineuse se détachait d'autant plus de son support rocheux que la masse volcanique était sombre et noire.

On aurait dit un diamant sortant de sa gangue de carbone. L'éclat de la surface de la tour frissonnait dans la clarté du jour.

L'air était pur. La respiration de nos aventuriers s'accélérait au fur et à mesure qu'ils se rapprochaient du but. Ils entreprirent d'escalader les longues pentes du dôme jusqu'au couronnement de leur désir.

Duilin, tout particulièrement, était ému, car il marchait sur les traces de son père. Sous l'émotion, son coeur parla:

- "Espoir différé, langueur du coeur; désir satisfait: arbre de vie". Père, c'est ton fils qui arrive, ébloui de joie...

Parvenu sur les lèvres du volcan, ils touchèrent la surface de la roche translucide de la tour à l'alchimie inconnue d'eux. Duilin longea l'édifice en en caressant de la main l'étrange paroi. Silencieusement, les autres le suivirent...

Enchâssées dans un encorbellement triangulaire, ils découvrirent une porte de bronze. Le métal en était usé, mais des restes de gravures, encore visibles, apparaissaient deci-delà entre des plaques d'oxydation.

- C'était bien la peine que je vienne, s'irrita Pipo, voilà encore une porte sans serrure! Et moi qui me faisais déjà une joie de l'ouvrir pour le roi avec les clefs magiques de Lahoric. Quelle déception!

- Il faut en convenir, cher Pipo, remarqua également Dakktron, cette porte ne peut s'ouvrir que par un procédé tout autre que mécanique. Nous aurions dû nous en douter en considérant davantage la personnalité des Confrères du Second Levé Héliaque: tous les astronomes sont aussi de grands mages. C'est dans les astres qu'ils puisent leur science et leurs pouvoirs.

- A propos d'astres, reprit Duilin, il me semble reconnaître à l'ensemble des gravures, qu'une carte du ciel est dessinée là, sur la porte. Beaucoup de constellations sont effacées mais on peut encore lire la position de certaines étoiles: ici, par exemple, j'identifie Aldébaran. Là, se sont les pléiades. Mais voici que s'efface l'Aurige... et qu'apparaissent Gemini et Canis Minor. Voyez ici, sous Monoceros, la très brillante Sirius. Et là, avec ce dessin d'équidé qui figure la nébuleuse de la Tête du Cheval, nous entrons dans la constellation d'Orion... Que sont belles ses étoiles: Rigel la double, Bételgeuse la rouge, Bellatrix, Saiph la céphéïde, également connue chez nous, aux Vallons Enchantés, sous le nom de Sildisse, et voici Herd, Kalt et... l'étoile est manquante, certainement recouverte par de la saleté. Attendez, je vais la faire réapparaître, il suffit de frotter un peu et vous découvrirez bientôt... Mintaka!!!

Un éclaboussement de lumière se produisit à l'instant même où Duilin prononça le nom de Mintaka en frottant l'espace vide de son site céleste. La porte ondulait devant eux comme un fin voile de fumée blanche...

Ils en franchirent le pas, déchirant de leurs corps le sas gazeux qui permettait maintenant d'accéder directement à l'intérieur de la tour.

Une grande salle circulaire se dessina sous leurs yeux. Le sol en était recouvert d'une mosaïque noire et or, composée de tessèles d'onyx et de chrysolite, représentant un majestueux soleil aux rayons ondulés. Du centre du soleil partait un escalier, ouvert en colimaçon, qui permettait d'accéder à l'étage supérieur, traversant un ciel bleu turquoise piqué de milliers de perles scintillantes.

Il faisait jour dans la salle et ce, bien qu'aucune source de lumière ne pût y être décelée. Le prodige qui se cachait, tout en illuminant ce lieu, mystifiait les sens et rendait la salle plus spacieuse et plus profonde qu'elle ne l'était dans ses dimensions architecturales inamovibles. La réalité de la perspective savamment obtenue irradiait de l'espace supplémentaire. Impressionnés, les visiteurs éprouvèrent un sentiment étrange de flottement.

Chancelants sur leurs jambes, ils montèrent l'escalier en colimaçon, n'oubliant pas de se tenir à la colonne centrale, d'où les marches se déployaient en ellipse. Ils traversèrent le ciel turquoise qui, de plafond, devint plancher.

Autour de l'escalier, en cercle, des portes en bois de rose, au nombre de douze, ouvraient sur des cellules où devaient avoir logé les confrères astronomes. Ce fut avec émotion que Duilin put lire, gravé en runes d'or sur une des portes, le nom de son père Rhûmnil. L'Immortel poussa la porte avec délicatesse, jetant à l'intérieur de la chambre un regard pudique.

Il s'adossa ensuite contre la porte. Pipo remarqua qu'une larme perlait de son oeil droit. L'Immortel essuya sa joue et ils reprirent leur investigation de la tour.

Pipo, Dakktron, Duilin, Frigg et Mordril pénétrèrent dans un salon aussi vaste que la circonférence de la tour à cet étage. Percée de portes-fenêtres ouvrant sur un balcon circulaire, la salle était encombrée d'un mobilier recouvert de linges blancs et de bibliothèques, derrière la vitre desquelles reposaient, à l'abri de la poussière, de nombreuses collections d'ouvrages et des cylindres de carton enduit d'une couche protectrice de goudron.

Mordil et Frigg s'assirent dans un des canapés drapé de blanc. Dakktron, quant à lui, retira d'un coup sec un drap du dessus d'une table, sur laquelle il découvrit des instruments d'optique. De son côté, Duilin ouvrit une vitrine, dont il sortit un cylindre. Sous le regard attentif de Pipo, Duilin fit glisser du long tube noir des cartes, qu'il déplia ensuite sur le plancher. C'étaient des cartes du ciel, complétées de nombreux commentaires.

Pipo se dressa sur la pointe des pieds et atteignit un autre cylindre. Il le passa à Duilin. Cette fois-ci, les cartes représentaient le plancher des vaches et, parmi ces dernières, l'Immortel mit à jour un relevé précis de toute la région de l'Odja-Däro, où figurait même la Tour du Feu des Premiers Nés. S'ils avaient pu se sentir perdus et perplexes sur l'itinéraire à suivre pour rejoindre la tour, ils se trouvaient à présent parfaitement renseignés sur la géographie de leur environnement. Ce fut avec une grande satisfaction qu'ils accueillirent tous ce lot de cartes que leur signala Duilin, accompagné par Pipo qui avait les bras encombrés de rouleaux.

- Voyez encore celle-ci, dit Duilin en tirant une nouvelle carte d'entre les bras croisés du petit homme; il s'agit d'une carte des Marches du Nord. Notre mission d'observation des mouvements adverses sera facilitée d'autant par notre connaissance précise du terrain. Bergald avait raison, rien ne pourra nous échapper de ce qui se passe autour de nous. Venez constater avec moi sur le balcon l'admirable vue qu'on y a de tout le pays.

Depuis l'élévation de la tour, posée au sommet du volcan, on pouvait embrasser du regard tout le paysage alentour sur trois cent soixante degrés jusqu'à perdre de vue toute chose derrière l'horizon.

- C'est splendide et parfait, continua Duilin, enthousiaste. Ayant entendu parler des prouesses techniques des Confrères, je ne doute pas que la tour possède un équipement d'observation proprement remarquable.

- Encore faut-il, précisa Dakktron, que les instruments d'observation fonctionnent et que le système de communication de la tour soit en état.

- Vous verrez, Maître Dakktron, d'ici nous ne manquerons rien, et même ce que nous cache l'horizon, nous irons le quérir par le truchement des merveilles que recèle cette tour. Mon père m'a parlé de tant de choses que la tête m'en tourne dès que j'essaye d'en parcourir les possibilités. Je suis ivre d'impatience de m'essayer aux possibilités de cette tour. Rhûmnil sera fier de moi pour peu que la mémoire qu'il entraîna chez moi dans ma jeunesse restitue mes souvenirs dans leurs exactitudes originelles. J'ai tant rêvé ce lieu et sa magie, qu'il existait déjà pour moi bien avant ce jour où je le découvre enfin pour de vrai. Le rêve est devenu réalité...

Pendant ce temps, Mordril et Frigg s'embrassaient romantiquement. A côté d'eux, complètement absorbé par ses pensées, l'Immortel exposait lyriquement sa vision des choses, faisant les cent pas le long de la corniche du balcon, braquant, par ici et puis par là, son index au dessus du vide pour désigner tel et tel lieu dans la campagne avoisinante.

- Tout ceci est fort bien, fit remarquer Dakktron, mais l'inspection de la tour est loin d'être achevée si l'on considère la hauteur des murs qui nous surplombent. Nous ne sommes pas encore rendus au sommet. Il me tarde de poursuivre, allons-y!

L'escalier en colimaçon terminait sa course dans la salle au-dessus du salon. Ils sortirent de l'escalier par une sorte de casemate en pierre, sur laquelle était monté un cabestan muni d'une crémaillère. La crémaillère permettait, par une pièce verticale dentée engrenant avec une roue, de transformer le mouvement de rotation du cabestan en un mouvement rectiligne. Trois chaînes en bronze, disposées en triangle, étaient tendues du sol au plafond, dans lequel elles disparaissaient par des trous creusés à cet effet. Un réseau d'engrenages courait tout autour de la salle et s'imbriquait de manière fort complexe au départ de chacune des trois chaînes tendues vers le plafond. Un tube de cuivre montait aussi à l'étage supérieur. Enfin, un escalier étroit longeait la paroi intérieure de la salle en tournant jusqu'à une ouverture pratiquée dans le plafond.

- Ca c'est de la mécanique! déclara Dakktron.

Après avoir étudié un peu le mécanisme de fonctionnement du dispositif de cette salle des machines, ils gravirent les marches de l'escalier collé le long du mur. Ils gagnèrent l'ultime étage de la tour.

Les trois chaînes de l'étage précédent traversaient également l'espace de cette haute et dernière salle, dont le plafond convexe brillait d'un bel éclat métallique. Au sol, un chemin de ronde courait autour d'un large cercle concave, profondément inscrit dans la pierre. A mi-hauteur de la salle, il y avait un déambulatoire, hérissé de gargouilles, tout le long duquel, du côté de la paroi, étaient creusées des alcôves et des casiers obliques. Une échelle droite, en bronze, permettait d'y accéder facilement.

A l'endroit où ils débouchèrent dans cette salle, des plaques en cuivre, couvertes de symboles et de runes, ornaient les murs, et sur des étagères reposaient des fioles et des pots en terre cuite.

Duilin s'approcha des plaques en cuivre gravées:

- Sur ces plaques sont donnés les codes couleurs utilisés pour envoyer les messages lumineux. Ce sont les mêmes indications que celles mentionnées sur le parchemin du Prince de Sarde.

- Vous voulez parler du Chrysocéphaléscroll du Sanctuaire de la Lune? demanda Dakktron pour confirmation.

- Oui, le parchemin que nous a montré Bergald et cette plaque disent la même chose.

- Et les autres plaques que disent-elles? interrogea Mordril.

- Les autres plaques? ah oui! je vais voir ça tout de suite.

Duilin se rapprocha des autres plaques pour en déchiffrer le contenu, car lui seul connaissait le langage secret des Confrères du Second Levé Héliaque.

- Cette autre plaque indique les différents mélanges et dosages de poudres et de minéraux à employer pour obtenir telle ou telle couleur de feu. Par exemple, pour obtenir une coloration de flammes rouges, il faut ajouter de la poudre de strontium. Pour obtenir des flammes vertes, la table des minéraux conseille l'usage de silicates de cuivre comme la dioptase. Pour un feu bleu, c'est le souffre qu'il faut utiliser ou encore une poudre de carbonate de cuivre comme l'azurite. Pour un feu jaune, c'est le sodium qui est recommandé. Et pour habiller de pourpre les flammes, il faut beaucoup de potassium.

- Et où allons-nous nous procurer toutes ces bonnes choses? demanda Dakktron.

- Moi, je sais, dit Pipo, qui était monté jusqu'au déambulatoire. Il y a ici des réserves de poudres et de minéraux en tous genres. Evidemment, il m'est impossible d'en lire les étiquettes, mais vous, Maître Duilin, le pourrez certainement.

- Bien sûr, Pipo.

- Encore faudra-t-il que les réserves soient suffisantes, dit Dakktron, qui continuait d'émettre des doutes sur la bonne marche des opérations.

- Ne soyez pas si pessimiste, le reprit l'Immortel, nous parviendrons, vous verrez, à envoyer un message lumineux.

- Et comment s'y prendra-t-on pour allumer ce feu en haut de la tour, insista le magicien?

- Il y a un mécanisme, intervint Mordril. Si vous me suivez au cabestan en-dessous, nous en actionnerons le système.

Intrigués, ils le suivirent dans la salle du dessous, d'où partaient les chaînes de bronze.

- Prenez chacun une de ces barres en bois qui traînent par terre, commanda Mordril, et placez-les dans les trous du cabestan. Et bien, maintenant, que chacun s’attelle à sa barre et qu'il pousse.

- Je ne suis pas une bête de somme! protesta Dakktron.

- Moi non plus, lui répondit Mordril, mais nécessité fait loi.

Dakktron se tut et, comme les autres, il poussa... Le cabestan tournait au rythme des engrenages qu'il mettait en branle. Le son métallique sec du clapet d'arrêt claquait à chaque passage d'un nouveau cran pour en empêcher tout retour dangereux en arrière. Les chaînes se déroulaient sous leurs yeux au fur et à mesure qu'ils actionnaient le cabestan. Finalement, un bruit sourd se fit entendre et résonna un moment dans l'espace de la tour. Le cabestan s'était bloqué.

Ils regagnèrent l'étage supérieur et découvrirent, au-dessus de leurs têtes, la clarté bleutée du ciel; le plateau de bronze du plafond reposait maintenant dans la concavité du sol de la salle.

Au creux du plateau de bronze, on pouvait allumer un feu prodigieux, puis le hisser au sommet de la tour pour qu'il fût visible le plus loin possible.

- Qu'est-ce que c'est? interrogea Pipo en désignant à l'intérieur du plateau de grosses formes ovales de couleur jaune mouchetées de noir.

- Cela ressemble à des oeufs géants, dit Dakktron. Un oiseau a dû faire son nid là-haut.

- Un gros oiseau! commenta Duilin.

Dakktron pénétra sur le plateau de bronze et se saisit d'un des oeufs. Il le secoua près de son oreille. L'oeuf faisait plus de quarante centimètres de haut et il pesait un bon kilo.

- Les oeufs sont encore tout jeunes; ils me semblent tout à fait comestibles, constata Dakktron.

- Vous n'avez pas l'intention de les manger?! s'inquiéta Duilin.

- De toute façon qu'est-ce que l'on a d'autre à manger pour ce midi? rien! alors, que diriez-vous d'oeufs à la coque?

- Chouette! dit Pipo, l'eau à la bouche. Il n'y a plus qu'à les faire cuire...

- Je vais chercher de l'ignite, s'enquit Dakktron. J'en ai repéré tout à l'heure parmi les échantillons des réserves de minerais des Confrères.

Pour le repas du déjeuner, ils s'étaient tous installés autour d'une table dans le salon de la tour.

- Chaud devant! annonça Pipo. Voici les oeufs du chef: à la coque, cuisson Tour du Feu des Premiers Nés.

- Pipo, ça m'a l’air fort bon, déclara Dakktron.

Des bagues en argent, qui ceinturaient auparavant des cartes, servirent de coquetiers, sur lesquels Pipo déposa les oeufs géants. Chacun avait le sien.

Mordril tira son Alkarafaroth pour faire sauter la calotte de l'œuf. Frigg en fit de même. Duilin sortit son long poignard et ouvrit son oeuf et celui de Pipo qui était attablé à côté de lui. Quant à Dakktron, il écrasa le sommet de son oeuf d'un coup de poing quitte à se nourrir aussi d'une partie de la coquille!

A l'exception de Duilin qui s'était fabriqué une paille à l'aide d'un papier enroulé, les autres mangeaient très salement avec les mains. Le jaune et le blanc d'oeuf dégoulinaient de leur bouche sur leur menton jusque sur le bord de la table. Frigg secoua ses doigts dans la direction de Mordril qui reçut en pleine figure une giclée visqueuse d'albumine! La jeune femme éclata de rire.

- Ah! tu trouves ça drôle, menaça Mordril. Tu vas voir ce que tu vas voir!

Il lui rendit la politesse et Frigg fut éclaboussée d'oeuf. Elle le regarda vexée, des filets blancs dégoulinants de ses longs cheveux blonds.

- Mordril, tu n'es qu'un mufle! Mais qu'est-ce qu'on s'amuse, changea tout à coup de ton Frigg, qui, feignant de viser à nouveau son époux, lâcha un giclée d'oeuf dans la direction de Dakktron!

Elle éclata de rire, et Mordril, surpris d'être épargné, rit à pleines dents à son tour. Pipo se cacha sous la table tandis que Dakktron, outré, tenta vainement d'articuler une protestation en recrachant tout l'oeuf qu'il avait avalé malgré lui.

Une bataille rangée s'organisa entre Dakktron d'un côté et Frigg et Mordril de l'autre. Quant à Duilin, il eut beau protester et prétexter que ses habits luxueux ne le supporteraient pas, une salve bien dosée l'atteignit de plein fouet.

Le déjeuner avait rapidement dégénéré. Le pièce était maculée de toute part; du jaune finissait de s'écouler le long des vitrines et des portes-fenêtres. Frigg et Mordril s'aidèrent à se débarbouiller en s'essuyant avec les draps blancs qui recouvraient le mobilier du salon. Les autres en firent de même. Seul Pipo avait échappé au carnage.

- Ma foi, bravo! s'indigna Duilin. Quel gâchis et quel bazar! Vous vous êtes bien amusés, j'espère!

- Ne le prenez pas comme ça cher Duilin, le consola Frigg en lui faisant les yeux doux...

- Vous n'arriverez pas à me faire croire que je doive m'en réjouir. Et puis, je vous ai bien vu me tirer dessus aussi. Ce ne sont pas des manières pour une dame...

- Vous me décevez beaucoup, lui dit la jeune femme. Jusqu'à présent, je vous trouvais très attachant, mais je vois que vous manquez vraiment d'humour. C'est dommage...

- Au contraire, c'est très bien comme ça! conclut Mordril rassuré.

- Qu'est-ce que l'on fait, maintenant? demanda Dakktron.

- En attendant la nuit pour lancer notre message, si on allait faire une petite sieste? proposa Mordril en lançant un regard explicite à l'attention de Frigg.

- Ca c'est une excellente idée, commenta Pipo. On va enfin pouvoir dormir dans un vrai lit.

Ils allèrent se coucher à l'étage inférieur où se trouvaient les anciennes cellules des Confrères. Frigg et Mordril prirent la même chambre... Dakktron s'arrêta devant une porte. Il demanda à Duilin qui passait ce que signifiaient les runes inscrites dessus.

- "Gilrandir", déchiffra l'Immortel, voilà ce qui est écrit.

- Ca ne vous rappelle rien, à vous qui avez une mémoire colossale?

- Puisque vous m'y faites penser, il est vrai que j'ai déjà entendu ce nom là quelque part... c'est cela! l'étiquette qui accompagnait le Chrysocéphalescroll mentionnait le nom de Gilrandir.

- C'est bien ce qui me semblait. Gilrandir est le donateur du Chrysocéphalescroll au Sanctuaire de la Lune de Sarde.

- Ce qui apparaît tout à fait logique si l'on sait que Gilrandir a été un Confrère du Second Levé Héliaque.

- Voilà qui explique la provenance du parchemin.

- Il y a une logique à toute chose, conclut Duilin qui, après un court instant de réflexion, se ravisa soudain en ajoutant: ou presque...

Dakktron entra dans la chambre de Gilrandir. Duilin choisit logiquement celle de son père Rhûmnil. Pipo ronflait déjà...

Dakktron, Duilin, Pipo, Frigg et Mordril durent dormir longtemps, car lorsqu'ils émergèrent, il faisait déjà nuit noire dehors. En tout cas, ils avaient bien récupéré de leurs fatigues accumulées tout au long du voyage.

Après leur réveil, ils s'étaient donnés rendez-vous au sommet de la tour pour allumer le feu tant convoité.

- Il faut que nous nous répartissions les tâches, constata Duilin.

- Ce ne sera pas possible, répliqua Mordril, la manipulation du cabestan réclame notre effort à tous.

- Soit, admit l'Immortel, nous ferons la navette entre les deux étages pour hisser le feu, pour l'entretenir et le faire varier de couleur. Il nous faut prendre également des précautions. Une plaque gravée porte les mesures de sécurité à observer: nos corps doivent être enduits d'un onguent protecteur contre la chaleur du feu et nos yeux revêtir des lentilles de contact rouges. Il y a tout ce qu'il faut sur les étagères. Allez, au travail!

De l'ignite fut jetée depuis la gueule des gargouilles dans le plateau de bronze. Duilin prononça l'antique formule des Confrères du Second Levé Héliaque pour enflammer la roche noire charbonneuse. Le feu prit...

- Bien joué, Duilin! Mais par quelle couleur commence-t-on? demanda Dakktron.

- Cela va dépendre de la teneur du message que nous désirons envoyer.

- Que pensez-vous de: "Avons trouvé la tour!", proposa Dakktron avec jubilation.

- "Avons trouvé la tour", répéta, moqueur, Mordril. A Kalinda, ils se doutent bien que c'est la tour que nous avons trouvée!

- Alors, Monsieur je sais tout mieux que tout le monde, s'emporta le magicien, que proposez-vous de mieux?

- A mon avis, "Mission accomplie", conviendrait davantage.

- Soit! concéda Dakktron, énervé.

- Je me permettrai toutefois une remarque, intervint Duilin...

- Oui! laquelle? acceptèrent les autres non sans une certaine impatience.

- Il faudrait signer notre message afin que Bergald sache que c'est bien nous qui le lui envoyons. Il faudrait l'authentifier, par exemple de l'un de nos noms, que l'ennemi, même dans le cas où il se serait emparé de la tour, ne pourrait pas connaître. En toute modestie, je propose mon propre nom.

- Je ne suis pas du tout d'accord, dit le magicien, refusant cette gratification à l'Immortel. Je propose au contraire que l'on choisisse mon nom à moi, car je suis sans l'ombre d'un doute celui qui a permis la réussite de cette mission!

- C'est cela, bien sûr! Et puis quoi, encore, s'indigna Duilin?! Sans moi, vous ne pourriez même pas lancer de message...

- Ca suffit, coupa Frigg. Assez d'enfantillages! Dis-le leur Mordril, que cette querelle n'a pas de sens. Enfin! nous avons tous été utiles et indispensables à la réussite de cette mission. C'est ensemble que nous avons atteint le but, non?

- Certes, admit Duilin. Mais alors, quel nom?

- Je propose, dit Pipo, en hommage à notre ami mort au cours de cet mission que nous retenions le nom d'"Hairbald" pour signer le message.

- "Hairbald", dis-tu? reconnut alors Frigg. Mais c'est un de nos hommes! N'est-ce pas, Mordril?

- Tu sais, je ne connais pas leur nom à tous...

- Mais si, c'est l'éclaireur de la Garde.

- Alors, comme ça, on part à la guerre sans éclaireur. C'est quoi ce travail?!

- Je te ferai remarquer, chéri, que c'est toi qui es responsable de tes hommes; et j'ai comme l'impression que tu les as un peu oubliés ces derniers temps!

- Bon, décidez-vous vite, préconisa Dakktron, ou je vais devoir rajouter de l'ignite pour maintenir le feu.

- C'est d'accord pour "Hairbald", lui répondirent-ils.

Après qu'une bonne dose de soufre eut été jetée dans les flammes pour les colorer en bleu, ils descendirent tous en courant à l'étage inférieur pour manoeuvrer le cabestan. Ils prirent place autour et commencèrent à l'actionner...

Ce fut avec contrariété qu'ils considérèrent le blocage intempestif du cabestan, à peine achevée une rotation complète. Le mécanisme bloquait. Des bruits de métal et de grands claquements provenait d'en haut.

- Qu'est-ce que c'est, encore? s'emporta le magicien.

- Allons voir! bondit Mordril.

Ils remontèrent les marches de l'escalier quatre par quatre. Dans la haute salle, l'inimaginable venait de prendre forme tel un cauchemar: le plateau de bronze oscillait sur ses chaînes, crachant l'ignite incandescente qu'il contenait et déversant des fumerolles de soufre dans toute la salle. Le plateau était agrippé et malmené par une créature monstrueuse aux longues ailes cartilagineuses qui claquaient sinistrement en battant les parois de la tour.

C'était effroyable à voir. Sous une pluie de scories, Mordril s'avança, tirant à lui Alkarafaroth. Il escalada l'échelle jusqu'au déambulatoire, où la monstrueuse créature ailée l'agressa, le renversant. Alkarafaroth venait de glisser le long de la passerelle et le Capitaine se trouvait maintenant désarmé.

Mordril agrippa un casier d'ignite. Il le fit basculer dans la gueule d'une gargouille. Son contenu se déversa par le canal de l'hideuse sculpture. La chute des morceaux d'ignite résonna sur le plateau de bronze comme une pluie de tectites. Duilin, comprenant aussitôt ce que voulait réussir Mordril, prononça la formule d'inflammation. Des flammes gigantesques montèrent subitement en crépitant. Elles enveloppèrent de leur feu dévorant la créature. Le monstre noir, au long cou hérissé d’arêtes, et à la tête cornue, chavira de douleur et vint se coucher, vaincu par les flammes, au creux du plateau, où il acheva de se consumer.

Une irrespirable et insoutenable odeur de soufre et de chair calcinée s'était répandue. L'odeur était telle que tous durent se réfugier aux étages inférieurs pour en fuir l'âcre asphyxie.

Mordril, Frigg, Pipo, Dakktron et Duilin trouvèrent refuge sur le balcon du salon, où ils purent à nouveau respirer un air non vicié. Sous leurs yeux emplis de larmes, ils virent des flammes rougeoyantes, montant très haut dans le ciel, qui crépitaient et s'envolaient en milliers d'étincelles écarlates et furieuses.

Duilin, dépité, secoua la tête et se désola du désastre:

- Si Bergald comprend quoi que ce soit à notre message, ce sera un pur miracle...

Alentour, le pays était noyé de ténèbres profondes. Seule, telle une torchère, la tour défiait la nuit...