Zéphirine !

 

Hairbald remercia une dernière fois avec ferveur Zoras qui lui fit cadeau d'un arc et d'une nouvelle monture. Le kadaréen monta en selle et quitta le lieu paisible qui avait vu sa renaissance à la vie. Zoras, debout devant sa maison, salua longuement son hôte qui s'éloignait... Hairbald rejoignit la "Chaussée des Hilotes" et prit la direction du nord.

Dakktron, Duilin et Pipo avaient certainement pris beaucoup d'avance, aussi Hairbald devait-il pour les rattraper accélérer son allure et trouver des raccourcis.

Pour ce faire, le kadaréen avait décidé de chevaucher jour et nuit en marquant le moins de haltes possibles jusqu'à la Gorge du Gorlias. A cet effet, Zoras avait prescrit à Hairbald une drogue qui le garderait éveillé aussi longtemps qu'il en prendrait. Les avertissements de Zoras étaient clairs:

- Pas d'usage prolongé: à utiliser seulement pour grappiller une fois de temps en temps une nuit de sommeil, répèta-t-il au Kadaréen.

Cette drogue, appelée zéphirine, faisait disparaître la fatigue mais pouvait provoquer des états hypnotiques plus ou moins prolongés. Il ne fallait pas l'avaler mais seulement la sucer sous la forme de feuilles, qui devaient être aussitôt recrachées dès qu'elles commençaient à s'amollir. Par mégarde ou par goût, le kadaréen se laissa aller à ingérer la substance des feuilles!

Hairbald remontait rapidement le long de la "Chaussée des Hilotes" qu'il avait déjà parcourue en imagination de nombreuses fois, installé sous le chêne de la maison de Zoras Bardibuck.

Le cavalier était maintenant en vue de la forêt de conifères mauves qui lui rappelait la végétation du pays de Kadar. Ces arbres, qu'Hairbald connaissait bien, étaient des corcyres spectraux. Leur duvet paraissait flou, même pour l'oeil qui observait la chose de près. Les arbres semblaient entourés d'une brume flottante légèrement violacée. Hairbald appréhendait sereinement ce mystère de la nature.

La route s'enfonçait à travers la forêt de corcyres spectraux, un flot stagnant de brouillard mauve imprégnant l'endroit.

Hairbald galopait joyeusement comme s'il rentrait chez lui en Kadar, respirant l'atmosphère familière de cette forêt semblable à celles de son pays natal. Pour le kadaréen, tout paraissait suspendu comme dans un rêve: le temps et tous les soucis qui lui étaient attachés s'évanouissaient. Les maux de la vie disparaissaient de la conscience. La réalité elle-même semblait s'être dissipée dans l'évanescence sécrétée par ce lieu à la consistance si vague.

Hairbald ne réfléchissait plus. Les petites feuilles noires de zéphirine qu'il avait mâchées et avalées quelques heures plus tôt commençaient à produire des distorsions dans sa perception. Le souvenir des paysages de Kadar fournissait à l'effet de la drogue son contenu hallucinatoire, à moins que tout cela fût bel et bien réel et qu'il existât un tel enchantement dans cette forêt extraordinaire. Tout se mélangeait dans l'esprit d'Hairbald qui crut, en débouchant de la forêt, retrouver la petite chaumière familiale et revoir ses parents et ses frères. Il descendit de cheval pour embrasser sa mère mais son visage se brouilla...

Quand Hairbald reprit conscience, il gisait dans l'herbe, son cheval lui léchant la figure.

Zoras l'avait prévenu, les effets de la drogue étaient puissants, et avaler les feuilles provoquerait d'incontrôlables et dangereux traumatismes.

Il faisait nuit. Hairbald ne savait pas combien de temps il avait pu ainsi chevaucher, perdu dans un rêve éveillé, avant de sombrer. Un malaise le berçait de sa diffuse menace...

Hairbald alluma un feu et s'adossa contre un arbre. Il admirait le spectacle captivant des flammes, troublant leur belle ordonnance en agitant les braises à l'aide d'un brandon. La nuit était claire et l'obscurité céleste sertie de milliers de perles lumineuses. Il chercha Coralysse dans le ciel mais ne la découvrit pas...

La zéphirine cachait d'affreuses sensations d'abandon et d'oppression. Hairbald, qui en saisissait maintenant les dangers pour son esprit, voulait se résoudre à en abandonner l'usage, mais d'un autre côté il devait rattraper Dakktron, Duilin et Pipo. Ce pouvait-il que la drogue ait déjà marqué de son empreinte sa volonté? Le désir qu'il avait d'aller plus vite pour accomplir dans les temps sa mission, venait-il d'un besoin créé par la drogue ou bien de sa résolution de départ? Hairbald n'arrivait pas à se décider sur cette confuse interrogation... Il jeta au feu le brandon qu'il tenait et fouilla fébrilement dans sa besace. Dans sa main, les petites feuilles noires sèches brillaient d'un reflet lugubre.

Hairbald voulut remonter en selle mais son cheval était épuisé. Le kadaréen soumit alors sa monture à la même substance qu'il venait d'ingérer.

La Chaussée des Hilotes se déroulait devant le cavalier comme un ruban argenté, scintillant dans la clarté nocturne.

Une mélopée plaintive résonnait dans l'esprit d'Hairbald. Une vision onirique se déplaçait avec lui:.

Dans un bruit de chaînes qui raclaient la pierre, sur la chaussée, avançaient de longues files d'hommes, de femmes et d'enfants liés entre eux. Ils avaient l'apparence verdâtre et phosphorescente des fantômes. Leurs râles et le cliquetis métallique de leurs entraves se mêlaient en un chant mélancolique. Hairbald, entraîné par son fougueux destrier, traversait les corps d'ombre de ces esclaves revenant sur le chemin de leur déportation. Le sombre et pitoyable cortège s'étirait à l'infini. Ce ne pouvait être qu'un rêve pensa le kadaréen qui voulait reprendre l'ascendant sur sa vision, mais ses sens l'obligeaient à en vivre la "réalité". Son esprit s'enfonçait plus encore dans la fiction. La route défilait au delà de l'espace et du temps...

Hairbald se sentit tout à coup aspiré par une spirale de lumières multicolores. Dans ce halo de tâches tourbillonnantes, il vit se dresser l'encolure de son cheval et sa tête se raidir, les veines saillantes. Le cavalier fut emporté avec sa monture dans un mouvement circulaire vertigineux. Il lui sembla tomber du haut d'une tour. Ecrasé au sol, son coeur le frappa violemment. Lorsqu'il se redressa, Hairbald était en sueur, haletant. Son pauvre cheval gisait mort alors que tout bougeait autour: arbres, rochers, herbes et dalles en pierre de la route remuaient comme de l'écume sur des flots invisibles.

Les effets hallucinatoires de la drogue mettaient du temps à se dissiper. Hairbald était accroupi, la tête courbée, tenant ses genoux entre ses bras. Une profonde détresse s'empara de lui. Il se sentait désespérément seul...

Une demi-heure passa, le soleil était haut dans le ciel. Hairbald paraissait reprendre ses esprits. Il se jura de ne plus jamais toucher à la zéphirine...

Les visages de Zoras, de Dakktron, de Duilin, de Pipo et de Coralysse défilèrent devant ses yeux groggy. Son regard se tourna ensuite vers la Chaussée des Hilotes, qui se prolongeait toujours plus au nord, et machinalement, il porta à sa bouche une feuille noire.

Hairbald courait sans donner de signes de fatigue. Il lui semblait que ses pas ne faisaient qu'effleurer les dalles de pierre tant il avait la sensation de flotter en l'air. Le coureur absorbait la route avec une aisance incroyable.

Combien de jours Hairbald courut-il ainsi? Il ne pouvait pas le savoir car la question ne lui venait à l'esprit que lorsqu'il reprenait conscience.

En de trop rares occasions, le kadaréen retrouvait le sens de la temporalité et pouvait faire usage de sa raison. Autrement, le temps s'évanouissait dans un espace incohérent sans cesse en proie à la mutabilité.

Hairbald avait terriblement faim. Il se rendait enfin compte qu'il n'avait pas mangé durant des jours, car à peine prenait-il le temps de boire, qu'il repartait une feuille de zéphirine sous la langue.

Le kadaréen avait cessé de courir. Il marchait encore en titubant. Son ventre criait famine.

Les forces commençaient à lui manquer. Mais il vit des moutons qui étaient en train de paître sur des collines herbeuses environnantes. Hairbald retira de son dos l'arc que lui avait offert Zoras. Il engagea une flèche le long du bois de l'arme au contact de sa main.

Le Kadaréen allait placer l'encoche de la flèche sur la corde lorsqu'un homme l'interpella. C'était un pâtre vêtu d'un bonnet de cuir à bords tombant sur les joues, d'un gilet en laine sans manche et d'une jupe de tissu gris. Il portait des sandales aux lacets serrés autour des mollets. Ses cheveux, ou plutôt sa toison, étaient en tous points identiques aux boucles blanches des bêtes qu'il gardait.

- Oh là! Mon gaillard, que fais-tu? Laisse tranquille mes moutons!

- J'ai faim, répondit Hairbald. Auriez-vous à manger, j'ai de quoi payer.

- J'aime mieux ça, accepta le pâtre. Suis-moi.

Ils gravirent ensemble une colline sur laquelle le pâtre avait son gîte.

L'abri, construit avec des pierres mal appareillées et recouvert de grosses ardoises à peine dégrossies, était ceinturé par un muret de plaques de schiste superposées. Hairbald entra, et l'odeur âpre du logis le prit à la gorge. L'homme devait dormir avec ses bêtes, imagina le kadaréen.

- Installe-toi, lui dit le pâtre. Tu ne t'es pas présenté étranger: qui es-tu?

- Hairbald, fils d'Haratald, je suis membre de la Garde d'Honneur du grand roi Sijaron III ton souverain.

Le pâtre n'en fut pas impressionné outre mesure et répondit simplement en donnant son nom à son tour. Il s'appelait Tim Strongstink.

Il y avait dans le gîte un tas de paille qui servait de couche, des étagères poussiéreuses encombrées de pots en terre, un foyer où couvait le feu et une table massive en bois dans laquelle étaient creusées des écuelles. Tim servit un goulash de sa composition à Hairbald dans une des concavités de la table. Le mélange grisâtre et pâteux n'avait presque pas de goût lorsqu'on l'avalait mais il laissait dans la bouche une odeur d'infection dentaire. Hairbald avait trop faim pour rechigner... Le plat était lourd. Hairbald l'aurait bien arrosé d'un petit coup de Château Fomahault qu'il conservait précieusement dans sa gourde mais le pâtre en aurait réclamé. Le kadaréen n'acceptait pas de partager quelque chose d'aussi cher avec une personne, à son idée, incapable d'en apprécier la valeur.

- Goûte-moi ça: c'est un glineur de mon cru, intervint Tim; ça t'aidera à faire passer le goulash!"

Hairbald eut mauvaise conscience car le pâtre lui offrait sans hésitation sa meilleure bouteille à déguster... Le kadaréen cracha bientôt du feu. Tim rigola en n'oubliant pas de le resservir.

- C'est plutôt fort! pleura Hairbald.

- ça débouche bien le conduit par où ça passe, hein?

- Je me demandais si votre petit glineur ne pourrait pas plutôt servir à faire les cuivres?

- Oh non, sacrebleu! c'est beaucoup trop décapant! répondit sérieusement Tim.

Hairbald sentit tout à coup une prémonition poindre en lui. L'avenir lui parut incertain, menaçant. Une peur irrationnelle s'empara de lui, et plus il cherchait à l'interroger pour la vaincre, plus il en anticipait les pires conséquences en s'épouvantant.

Le kadaréen, blanc comme un linceul, suait, regardant Tim se poser des questions sur son curieux état. Etait-ce la nourriture qui ne passait pas?

- ça va? demanda Tim.

Hairbald ne l'entendait plus, il se croyait à présent seul, perdu, en danger et sans aucun secours d'aucune sorte. Il vivait là "la retombée du souffle" de la zéphirine.

L'odieuse sensation de dépérir se renouvelait après chaque phase hallucinatoire.

La nausée le submergea. Hairbald sortit du gîte à moitié comateux et alla s'affaler sur le muret à l'extérieur pour vomir. Il s'adossa recroquevillé contre les plaques de schiste, des terreurs insondables agitant violemment son esprit. Le regard fixe, tel un aveugle, le kadaréen chercha, en tâtonnant dans son sac, le seul moyen qu'il envisageait désormais pour échapper au cauchemar: Hairbald mâcha frénétiquement la feuille, dont la sève, mêlée de salive, le soulagea. Il avala tout.

L'ivresse trompeuse de la zéphirine l'emporta loin du temps en modifiant les structures de sa perception: la nuit était tombée, et lorsqu'il se retourna en s'appuyant sur le muret pour voir l'horizon, une gueule béante aux crocs acérés, surmontée d'yeux cruels, exhala une puanteur irrespirable. Hairbald tomba à la renverse, asphyxié, puis il se mit à quatre pattes et s'enfuit ainsi en hurlant telle une bête traquée. Tim, éberlué, le regarda dévaler la colline comme un animal effrayé. Hairbald avait les mains lancées en avant qui heurtaient le sol. Il se sauvait! Il détalait!...

La terrible hallucination était passée. Au fil des jours, et bien qu'Hairbald eut reprit de la zéphirine, les effets hallucinatoires de la drogue s'estompaient peu à peu. Cela le rassura, car il n'avait plus de visions mais la simple sensation d'être hors du temps.

Avec l'accoutumance, les effets hallucinatoires les plus impressionnants avaient disparu, mais, à l'inverse de cette évolution, augmentait la dépendance au produit qui, par des temps de retour à la réalité de plus en plus angoissants, provoquait un manque. Hairbald ne pouvait plus se passer des petites feuilles noires, qu'il consommait dès que la sensation d'être hors du temps s'étiolait. Il vivait ainsi de moins en moins dans la dimension de notre monde, dérivant sous hypnose presque constante.

Mais à un moment donné, arriva ce qui devait arriver: Hairbald chercha désespérément une feuille dans sa réserve de zéphirine... Il n'y en avait plus!

Le kadaréen était en manque et il lui devint impossible de ne pas méditer sur la sinistre réalité de son lamentable état. Sa pensée s'agitait d'autant plus qu'il l'avait laissée trop longtemps flotter loin d'elle-même.

La tragédie qui devait se jouer dans son esprit ne faisait que commencer, et cette pensée le terrifiait. Plus il avançait d'angoisses en angoisses, plus il en concevait d'autres plus terribles, plus affreuses encore. C'était une descente aux enfers:

" Il me faut de la zéphirine. Je n'en ai plus! Qui m'en a donné? Zoras le premier m'initia aux mortelles sensations. Pourquoi? Le monstre ne voulait pas que je revisse Coralysse! Qui la sauvera? Zoras avait promis d'aller la voir pour lui donner de mes nouvelles. Pourquoi, s'il ne voulait plus que je la visse? L’immonde persécuteur m'a sauvé la vie pour m'enchaîner à la souffrance. Il veut nous voir souffrir, Coralysse et moi. Lui et Tildeberg la torturent. Ils lui parlent de moi: je ne suis pas mort comme elle le croyait mais je me meurs. La zéphirine me détruit. Elle pleure. Pourquoi la persécutent-ils? A qui en veulent-ils? A elle ou à moi? C'est par moi qu'elle souffre! Coralysse cesse de m'aimer! Libère-toi de la souffrance que ma sinistre existence t'inflige! Arrête de souffrir, tu me fais trop souffrir... Coralysse, disparais! Tu me fais mal. Disparais! Sorts de ma vie! Duilin avait raison. Où est-il? Duilin, où es-tu? Viens vite à mon secours! Sauve-moi d'elle, je t'en supplie. Ne me fais pas attendre, ne me fais pas souffrir. Monstre, toi aussi tu veux ma perte! Et Pipo qui rigole... et Dakktron qui s'éloigne... Je vais mourir!!! "

Hairbald s'écroula terrassé par l'angoisse.

Peu à peu, toujours immobile comme un mort, reniflant la poussière, il remonta la pente de ses pensées au prix incalculable de terribles souffrances. Puis enfin, presque calmé, il s'imposa une pensée unique: " Au point où j'en suis, une seule chose m'est nécessaire: la zéphirine. Une seule pensée doit m'obséder: en trouver ".

Hairbald avançait en se répétant qu'il devait trouver de la zéphirine. Toute sa volonté était absorbée dans cet effort colossal de concentration. En aucun cas il ne devait laisser divaguer son esprit.

La vue d'un village qui se dressait devant lui, accroché à la roche d'une falaise ocre, où il pourrait certainement se fournir en zéphirine, raviva la quête de son unique besoin. Il y courut, traversant les rues en cherchant quelqu'un du regard. Il se jeta sur un passant pour lui demander l'adresse d'un apothicaire.

- Vous n'avez qu'à remonter cette allée-là, lui indiqua l'habitant, et tourner à gauche à l'angle de l'auberge Du Gorlias. La boutique du vieux Simbra se trouve tout en haut de l'escalier.

Après avoir gravi en toute hâte l'escalier monumental, Hairbald entra dans la boutique. Un vieil homme à la barbe filandreuse et clairsemée, installé derrière un comptoir encombré de tas de pots et d'une balance en bronze, le regarda entrer avec inquiétude.

- Je veux de la zéphirine, demanda Hairbald encore tout essoufflé.

- Je n'en ai pas, déclara l'apothicaire avec désapprobation.

Son ton trahissait son refus d'en fournir à ce drôle de client qu'était Hairbald. Celui-ci comprit que le vieil homme lui mentait. Il y avait des pots, des bombonnes et des fioles partout dans le magasin; parmi une telle diversité, il devait bien y avoir la si "chère zéphirine"...

- J'en ai terriblement besoin, insista le kadaréen. C'est une question de vie ou de mort!

- A en juger par votre état, il serait néfaste que vous en repreniez...

- Vous voulez me voir crevez, c'est ça, dites-le! Sale monstre, on dirait que ça vous fait plaisir de me voir souffrir!

- Les retombées du souffle vous ont rendu fou! Sortez ou j'appelle à l'aide...

Pris d'une panique folle, Hairbald tira son épée et transperça de part en part le vieil apothicaire. L'homme, frappé à mort, s’affaissa en cherchant à se retenir au comptoir, d'où il fit tomber des pots, des pipettes et des instruments de mesure. Il gisait maintenant aux pieds de son meurtrier, couvert d'une poudre blanche et de bris de verre.

Hairbald, effaré, contemplait la pauvre victime de sa main criminelle. Mais il fut rapidement arraché à ses remords par le besoin pressant de zéphirine. Il se mit à en chercher dans tout le magasin, bouleversant les étagères, brisant les bouchons de cire des fioles en verre fumé, renversant les pots les uns après les autres... Répandues par terre, des poudres de toutes les couleurs auréolaient le sol. Hairbald brisa de rage une fiole dans laquelle flottaient des fleurs oranges et mauves. Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu'il les vit ramper sur le plancher pour retrouver le liquide dont elles venaient d'être séparées. " Mais où se cache la zéphirine?! ", hurla-t-il en lui-même, tenaillé par la peur de ne pas pouvoir en trouver. Enfin, sous le comptoir, il débusqua une céramique en partie recouverte d'une glaçure verte brillante. Il l'ouvrit et fit tomber son contenu dans sa main: les petites feuilles noires de zéphirine s'amoncelèrent dans le creux de sa main. Hairbald exulta sans réelle joie à la vue de sa redoutable trouvaille. Enfin cesserait-il de souffrir, mais à quel prix! Simbra, l'apothicaire, baignait dans son sang et dans les produits qu'il avait patiemment réunis et classés durant sa vie... Le kadaréen prit la fuite.

Du haut de l'escalier, on pouvait contempler la profonde déchirure de la Gorge du Gorlias qui s'enfonçait, à perte de vue, entre les parois ocres de deux falaises de limons et de loess ancestraux. Le village troglodyte était perché, à mi-hauteur, sur une balustrade rocheuse qui fermait à l'est la gorge. Un chemin, surplombé par d'énormes blocs en suspens au-dessus du passage, permettait de franchir l'espace du gouffre et de rejoindre de l'autre côté de la gorge la crête de la falaise opposée. Ce fut cet itinéraire qu'Hairbald emprunta, abandonnant derrière lui le village de Douridaï, où il avait fait couler un sang innocent. Pour éviter de s'interroger péniblement sur son crime, le kadaréen eut recours à la zéphirine. La drogue occulta aussitôt les facultés de sa conscience.

Hairbald progressait à pied sous le soleil, suivant le tracé en surplomb du chemin taillé à flanc de paroi. Le vertige qu'il aurait pu ressentir fut, sous l'effet de la drogue, métamorphosé en un sentiment de domination.

Le kadaréen se voyait dominer le lieu de toute la hauteur, de toute l'élévation de sa personne: le monde lui parut assez réduit pour qu'il le dominât et assez vaste pour qu'il manifestât sa gloire suprême de dominateur.

Aucun monarque avant lui n'avait eu cette perception de puissance sans limite qu'il vivait, s'imagina Hairbald dans la démesure hallucinatoire. Aussi jugea-t-il qu'il se devait de fêter sa victoire sur l'espace du monde qu'il venait d'inféoder.

Hairbald tira à lui sa gourde encore pleine du précieux Château Fomahault. Il la porta à ses lèvres. Il renversa la tête en arrière, les sens en éveil à l'attente de la merveilleuse alchimie du liquide sur son palais... Soudain la gourde et avec elle le nectar disparurent en s'élevant dans les airs, emportés dans l'aveuglante lumière du soleil!

Hairbald, tout à coup frustré, chercha du regard la gourde, mais il ne fit que glaner des tâches livides, qui limitèrent de plus en plus sa perception visuelle. Sous la puissance du rayonnement solaire, il dut baisser la tête, vaincu par l'astre resplendissant. Un mélange de frustration et de crainte le saisit. Devant le prodige, le doute s'empara de lui: N'était-il pas victime à nouveau de visions hallucinatoires? La nature prenait sa revanche sur le conquérant. Hairbald avait peur, il redoutait de devenir fou.