L’esprit de Na Rog

 

Hairbald n'en finissait pas de se sentir mourir. Dans la nuit béante et invincible, son corps continuait de chuter en tournoyant. L'oppression de la nuit grandissait en son âme, au fur et à mesure qu'il s'y enfonçait. Les eaux sans vie du vide le submergeaient de leur terreur nocturne, sans fin...

Au fond de l'abîme de ténèbres, son dos heurta une surface dure et glacée. Ses mains quittèrent ses yeux, soudain envahis d'une obscurité plus profonde que l'opacité charnelle qui les couvrait: entre ses doigts filtra la plus sombre des obscurités, sous l'ombre de laquelle mourut l'image de ses mains.

Un froid angoissant le parcourut: il connut l'âpre piqûre d'un vent sans souffle. C'était le courant d'air d'un gouffre sans âme!

Aveugle, Hairbald plaqua sa main contre une paroi. Son contact le révulsa, mais au moins eut-il l'expérience d'une réalité sensorielle. Il croyait revivre une hallucination de la zéphirine. Son coeur le battit et son esprit le brima des pires suppositions qui fussent imaginables en pareilles circonstances. Son imagination le frappa d'idées d'abandon, de folie et d'envie de mort.

Il avait rêvé, ou plutôt cauchemardé. Il avait tout cauchemardé, et rien de ce qui aurait pu lui porter secours ne tint face à la sensation d'être enfermé à nouveau dans l'hallucination. La colonne et les bons conseils de Ponatrax s'évanouirent aussi dans l'irréalité de ce qu'Hairbald reconnaissait maintenant comme le fruit d'une hallucination. La voix du stylite ne résonnait plus que comme une vaine tentative pour se rassurer au milieu de l'avalanche certaine du doute implacable.

Aucune image rassurante ne résistait à l'examen. Le vrai et le faux se mêlaient inexorablement. Ils devenaient même interchangeables.

A ce point de la souffrance de l'impossibilité de saisir le réel, Hairbald crut qu'il avait définitivement sombré dans la folie. En une longue plainte sordide, il tira de son fourreau la lame de l'épée trouvée à Endarath... " Où? " s'insurgea son esprit. " A Endarath ". Autant dire partout et nulle part!

La gorge nouée, Hairbald amena contre lui la pointe de l'épée. Il ne rêvait plus que d'une vraie mort, et il espérait que le coup qu'il allait se porter n'aurait pas que l'illusion de la mort! Mais, à sa plus grande surprise, la lame, qu'il venait de dévoiler de son fourreau, éclaira d'une lumière triomphante le lieu de son supplice. La lumière de l'épée repoussa les ténèbres alentours sur plusieurs mètres. Hairbald découvrit qu'il était piégé dans un carcan de cristal rouge. Des pentes aiguës et des macles rougeoyantes parsemaient de leurs faces cristallines le système orthorhombique d'une immense pierre, dans laquelle il avait corps. La peur de l'hallucination s'effaça devant la stupeur de la découverte. De façon très étrange, le contact lumineux de l'épée le rassurait... Il décida de bouger. La sensation de chuter s'imprima plus fortement encore.

Son corps flottait dans l'apesanteur de l'espace clos de la pierre. Invariablement, devant lui, le décor se répétait, dansant dans des reflets rouges violacés à la lumière de l'épée enchantée. Toutes les nuances de rouges couraient le long des facettes cristallines, mais la nuit continuait à le suivre et à le cerner de toute part. Recroquevillé dans le cercle protégé de la lumière de l'arme, Hairbald se stabilisa, haletant, l'oppression reprenant le dessus sur son esprit. Ce n'est encore qu'illusion! s'infligea-t-il. J'agonise sur le lit de la folie! hurla-t-il. Mais le son de sa voix s'étouffa à chaque fois sur ses lèvres, avalé par le maléfice du cristal. Il voulut de nouveau mourir, cherchant en vain une raison de poursuivre une lutte chimérique contre les ombres de son imagination. Selon sa propre expérience de la zéphirine, l'hallucination régnait maintenant en maîtresse sur ses sens et plus rien en lui ne vivrait libéré de ce piège mental.

Soudain, plus lumineuse que la clarté qu'avait produite l'épée, une émotion caressa son coeur d'une douceur inespérée. Un visage ressuscita en son coeur un sentiment incoercible. Ce sentiment eut tellement de force d'âme qu'il ne pût ni l'interroger ni le refuser, l'accueillant victorieusement. Ce sentiment ne pouvait être le fruit d'une illusion, car il échappait au pourquoi. Ce sentiment vivait et faisait vivre. C'était la vérité sans tâche, sans frontière, sans détour, sans inquiétude ni fatalité. C'était l'espoir, la vie plus forte que toute puissance de mort, c'était la pureté et le bonheur.

- Ce sentiment est l'amour! s'étonna soudain Hairbald, transfiguré.

Et l'évocation du doux prénom de Coralysse, comme la vision de l'aube, réveilla son coeur et ressuscita son âme dans le soleil de la vie.

Telle une bénédiction, la prononciation du prénom de Coralysse éclata sur ses lèvres du chant sonore des trompettes de l'apocalypse. Le prénom de celle qu'il aimait venait de vaincre le silence des ténèbres.

- Coralysse, je t'aime! Coralysse, je t'aime! hurla-t-il, les larmes aux yeux.

- Coralysse, je t'aime! Coralysse, je t'aime! ne cessait-il de répéter défiant les ténèbres;

- Coralysse, je t'aime! Coralysse, je t'aime! Coralysse, je t'aime! hurla de joie son coeur alors que sa main brandissait l'épée étincelante.

Hairbald menaça de briser le cristal impassible. De toutes ses forces et de tout son coeur il abattit l'épée contre le cristal maudit...

La pointe de la lame resta fichée dans l'empreinte de l'éclat qu'elle venait de détacher. Le cristal n'était pas brisé mais seulement entaillé. Cette victoire, pour insignifiante qu'elle était, apparut comme un véritable triomphe aux yeux d'Hairbald. Enfin avait-il réussi à entamer la défense outrageante de l'oppression par un signe tangible. Il retira l'épée et s'approcha du stigmate de l'impact. L'horreur avait enfin une réalité! Une esquille de cristal de la monstruosité attestait le fait. L'Ennemi était destructible. L'Ennemi avait corps. L'Ennemi pouvait périr!

Penché sur la minuscule plaie, Hairbald crut entendre des sons. De la piqûre du cristal semblaient provenir des sons inarticulés. Pour en connaître la substance et en déceler la source, le Kadaréen sortit, du sac qui pendait à sa ceinture, le petit sonotone d'argent trouvé dans la bibliothèque du château d'Endarath. Il le colla sur la paroi lisse et rouge du cristal...

- Le Prince de Sarde garde fermement le Pont de l'Impénitence. Je ne suis point parvenu à le lui arracher. Trop d'hommes sont morts maintenant pour que réussisse notre conquête par le sud-ouest.

- Vous n'êtes qu'un incapable, Comte Erskine! dit une voix grinçante.

- Il ne me reste plus qu'à prendre d'assaut Kalinda!

- Pas si vite, général Ertarak, coupa la voix grinçante. Vous n'y réussirez point! L'ennemi y est trop fort.

- Je ne faillirai pas!

- Suffit! siffla la voix grinçante. Seule la magie pourra nous aider à vaincre, maintenant. Et de magie, c'est de la plus noire dont je veux faire un effroyable usage!

- Le courage des armes ne me manque pas! Je peux, avec l'acier, conquérir plus que la magie ne peut octroyer.

- Ah! tu crois ça... Tremble plutôt devant ça!!!

"Moi, Hooler, dernier rejeton des Scornafiocres de Perliche, commande aux puissances des ténèbres! Warlocks, Brightabors, Nightmares, venez imprégner ce sortilège! Par le feu dévorant de Nashnar le Noir! Par Huitzilib l'écorcheur! Par Déneb le Sanguinaire! Par le Baten Kaïtos, Maître souverain des démons! Par la furie meurtrière des Cinq Princes d'Erdaropps! Par les Idoles sauvages des Lekbash et par les cornes de Daccrott! Je te somme d'apparaître! Je te somme d'apparaître sur Shamrock Hill et de détruire Kalinda! Toi, Morsure, Scorie, Lèpre! Toi, ô Esprit de Na Rog!!! Nekbal Nesh, Kaâr Barzel Galbesh, Yen Xezer, Yen Martrix, Yen Yenzer, Zet, Beuhorg! Heltobiesh, Vertal, Dâashbiltûr, Rinnimaltovelchiorophass, Zor, Err, Shi, Ra, Zé, U! Na Rog, Nar Og, Narog, Goran, Go Ran, Go Ra Na Rog!!!"

Il y eut, soudain, un éblouissement prodigieux et la montée en puissance d'une menace terrifiante. Dans l'éclair du flash qui venait de jaillir, Hairbald put entrevoir ce qui se passait à l'extérieur du cristal. Il n'en crut pas ses yeux. Sa rétine fut touchée par la lumière solaire du jour, et dans l'éclat de sa clarté, une image s'imprima, nette, précise, fulgurante. Par le trou minuscule de l'éclat détaché par l'épée, une image vint s'afficher sur une paroi à l'intérieur du cristal. Hairbald vit l'image surgir du petit trou. Bien lisible, elle était imprimée à l'envers sur une facette de la pierre:

Hairbald vit une multitude de soldats alignés dans une vaste plaine, au fond de laquelle trônait un imposant édifice fortifié, dont une muraille s'effondra sous l'impact. L’éclair écarlate qui venait de traverser sous ses yeux toute l'étendue de la plaine!

A cette vision, Hairbald sursauta. D'où provenait l'éclair? Du cristal!

Un nouvel éclair illumina de suite le paysage à peine entrevu un instant plus tôt, et une tour fut effacée des remparts dans un fracas de tonnerre!

- Je dois faire quelque chose! s'emporta Hairbald.

Il ramena devant lui, par sa sangle, le cor de Lahoric Redhorn et en porta l'embout à sa bouche. Il souffla à pleins poumons dans l'instrument bifide, qui entra lentement en vibration. Les lèvres du Kadaréen se tuméfièrent sous la pression; ses joues se gonflèrent jusqu'à se colorer de l'éclatement de petits vaisseaux sanguins.

Le son prit du volume et, en s’amplifiant, il commença à se dérouler en un assourdissant et vibrant bourdonnement. L'espace du cristal s'enfla du vrombissement vibratoire démentiel qui sortait du cor. Le volume du cristal ne put bientôt plus contenir l'amplitude débordante du son surpuissant. Le cristal vola en éclats. Hairbald fut éjecté en même temps sous le souffle de l'explosion!!!

Des bris de cristal labourèrent le visage révulsé d'horreur de Hooler. Hairbald roula jusqu'à ses genoux et, lorsqu’il se redressa, le sang du nécromant pissait sur lui de sa figure. Hooler le regardait médusé de douleur et de stupeur mêlées. Hairbald recula, tout aussi épouvanté, en cherchant désespérément son épée.

Autour de lui, une armée prodigieuse s'était retournée, et un bruit sourd, tel un murmure d'inquiétude, monta de ses rangs. Hairbald se trouvait sous le ciel, assis au sommet d'une colline couverte de trèfles, en compagnie de chevaliers en armes et de prêtres idolâtres renversés par le choc...

Saisi de peur, il empoigna Hooler par les cheveux et fit sauter sa tête d'un coup d'épée. L'armée oscilla de stupéfaction.

- Tuez-le! hurla le Général Ertarak qui relevait la tête et qui cherchait à se redresser, engoncé dans sa lourde armure de métal noir.

Hairbald courut sur lui et, fauchant le bras sur lequel l'homme s'appuyait pour tenter de se relever, il le tua de la pointe de l'épée, juste sous son cou que ne protégeait plus le col de son imposante armure. Un bouillon de sang inonda la bouche du Général Ertarak et sa nuque se raidit aussi sec.

Hairbald tourna sur lui-même pour parer toute agression. Tout autour fuyaient les noires silhouettes des prêtres. L'armée, quant à elle, s'avançait dans un inquiétant bruissement de métal...

Le comte Erskine se débattait frénétiquement, cloué au sol dans sa trop lourde armure de plate. Hairbald l'ignora car il ne présentait plus la menace prioritaire. Les formes de la masse houleuse de l'armée se rapprochaient de la colline...

Hairbald tomba à genoux. Il était libre, mais perdu! Autour de lui, dans l'herbe de la colline, gisaient les débris de Na Rog, brillant comme autant de rubis précieux. Hairbald passa sa main dans la prairie, balayant de ses doigts les éclats de pierre rouge, quand il découvrit, sous une touffe d'herbe, un trèfle à quatre feuilles.

- C'est bien la peine, tiens!

Le Kadaréen cueillit le trèfle et, regardant le ciel à l'horizon, il pensa de toutes ses forces à Coralysse...

Il s'était évadé loin du champ de bataille, ouvrant les yeux sur l'image idyllique d'une gentille chaumière, où se tenait Coralysse, un petit garçon dans les bras. Dans le jardin jouaient deux fillettes aux jolies frimousses. La campagne alentour irradiait la paix et le bonheur. Les oiseaux gazouillaient; un ruisseau proche berçait du chant de sa source l'oreille attentive.

Des sonneries de trompettes stridentes déchirèrent les airs! Le fracas du métal et les cris des guerriers s'étaient emparés de la plaine: sur son étendue, la chevalerie d'Aquebanne avait chargé au cri de "Vive le Roy!".

Hairbald fut extrait à sa douce rêverie. Le sursaut du réveil passé, il comprit... La guerre des Marches du Nord se jouait sous ses yeux!

L'armée royale était sortie à la charge de Kalinda. Les gonfalons de l'armée nobiliaire convergeaient maintenant vers Shamrock Hill: écartelé d'azur et d'argent pour le Duc d'Aya, taillé de gueule et de sinople au griffon d'or pour le Comte de Garch, losangé de pourpre et d'argent pour le Marquis de Fomahault, bandé de gueule et d'argent au listel sable portant en lettres d'or la devise "Vivre en brave" pour le Comte de Linahow, orangé aux besants d'or pour le Baron d'Oa, tiercé en fasce, d'or, de sable et d'argent pour le Marquis de Garabar, gironné d'or et d'azur pour le Vicomte de Windmoor, et mantelé d'argent sur fond de gueule pour le Gardien des Marches du Nord.

Hairbald eut la sensation que toute l'aristocratie d'Aquebanne volait à son secours.

Les deux armées en confrontation s'étaient heurtées de plein fouet. La chevalerie avait jailli du front de l'infanterie entrelacée. A l'issue de la mêlée colossale, seule la cavalerie, sous les ordres du Gardien des Marches du Nord, garda un semblant d'ordre pour poursuivre son mouvement. Elle courait maintenant en vue de la colline aux pentes drapées de trèfles. Bergald, dans la tourmente, en avait donné l'élévation comme point de mire.

Laissant la piétaille à son stupéfiant corps à corps, la chevalerie d'Aquebanne s'engouffrait dans les lignes ennemies désorganisées, où les étendards des chevaliers adverses étaient aussi nombreux qu'isolés.

Hairbald, fasciné, les regardait accourir, et, bien que tendant ses bras pour les accueillir, il les vit soudain, à l'approche de la colline, bifurquer!

Dans la marée volcanique de la bataille, seule masse organisée, la cavalerie d'Aquebanne poursuivait sa folle charge, tronçonnant de droite à gauche, puis de gauche à droite, les forces adverses, supplantées par la vigueur et l'impact de ses mouvements.

L'adversaire, privé de ses généraux et surpris sans déploiement, chancelait... Le Gardien des Marches signait l'exploit de ses charges du filet écarlate d'ennemis défaits.

Après un rapide passage devant Shamrock Hill, la valse de la cavalerie repartit encore, sillonnant les rangs des Féodaux, balayant les îlots de résistance.

Les deux lignes d'infanterie, quant à elles, continuaient de bouillir. Au pli de fracture des deux plaques tectoniques en plein choc, les efforts s'annulaient et les victimes se soulevaient d'une même mort. Sur l'étendue de ce front du départ de la bataille, la lutte des fantassins et le harcèlement des archers finirent par tourner à l'avantage d'Aquebanne; les Féodaux lâchèrent finalement prise, se sentant trahis par l'arrière.

Toute l'armée des Féodaux s'éparpilla, abandonnant jusqu'à l'honneur dans sa débandade. Par lambeaux hideux, les combattants s’égaillaient dans la nature, pour disparaître de honte.

Sur la plage abandonnée de déchets et de cadavres de cette mer retirant ses flots, la cavalerie d'Aquebanne avançait maintenant au pas, les nasaux des chevaux écumant d'épuisement.

Hairbald, ébloui par l'ampleur du spectacle de la victoire, s'était assis sur le bord de la colline. Un groupe de cavaliers se rapprochait. Les chevaux s'ébrouaient bruyamment. Au pied de l’éminence, dix cavaliers s'étaient arrêtés. Le chevalier de tête s'avança, accompagné de son porte-étendard. Ses armoiries, orangées aux besants d'or, ne rappelaient rien à Hairbald, mais lorsqu'il vit le visage du chevalier de plus prêt... son sang bouillonna dans ses veines: devant lui se tenait, la mine sévère et le port altier, le Baron Tildeberg d'Oa! Le Baron Tildeberg d'Oa n'était-il pas le ravisseur de Coralysse?

A sa vue, Hairbald revécut en un éclair le drame de leur première rencontre. Etouffé entre la peur et la fureur, il resta bouche-bée. Tildeberg l'avait-il reconnu? Le Baron s'empara d'un seul coup de l’arbalète qui était attachée à la selle de son cheval et l'épaula. Effaré, Hairbald vit que le carreau pointait dans sa direction!

Il allait s'arracher à sa stupide position assise lorsque le projectile fusa ...

Grâce au ciel, Tildeberg venait de le manquer! Cependant, un bruit sourd derrière lui attira son attention. Tournant la tête, Hairbald vit tituber au dessus de lui le Comte Erskine, qui brandissait encore à deux mains une lourde épée. Le carreau avait frappé en pleine poitrine. Une des mains du Comte lâcha prise, et l'épée s'échappa de l'autre. Puis, l'homme tomba à genoux. Hairbald, pétrifié, le regarda s'écrouler face contre terre, raide mort!

Le Kadaréen se retourna vivement de nouveau, mais cette fois vers Tildeberg qui, lui... souriait!

Son pire ennemi venait de lui sauver la vie!