Le tableau des Braques

 

Frigg et Mordril, tous les deux le bras droit en écharpe, retrouvèrent le Prince de Sarde sur la crête d'où était parti l'engagement de la bataille. L'épreuve de la rude journée passée, le couple s'avança, accablé de lassitude et de fatigue.

Sur la crête, les équipages du Prince avaient dressé la tente princière et achevaient d'en installer le mobilier. De nombreux chariots apportaient tout le matériel voulu. Une palissade était en cours d'édification; les deux époux en longèrent les braques, dont le nom, connu des seuls Sardois, désignait de grands boucliers rectangulaires de deux mètres de haut sur un de large. Il n'y avait que l'armée du Prince de Sarde pour utiliser de telles planches en chêne comme boucliers. Un corps de spécialistes, appelés Porte-boucliers, était même responsable de leur transport et de leur maniement. Fort heureusement pour eux, ses soldats ne portaient pas tout au long de la route ces lourdes planches, mais des chariots le faisaient pour eux. Les porte-boucliers remplissaient à la fois les rôles de convoyeurs, de manutentionnaires, d'hommes du génie et même de combattants, le moment venu.

En remontant le long de la palissade, Mordril constata que certaines des braques étaient munies sur une face de pointes et de clous effilés. De solides sangles en cuir garnissaient autrement la face interne de ces extravagants boucliers, pour en faciliter la manipulation. L'origine des braques se perdait dans la nuit des temps de la tradition militaire Sardoise.

Finalement, le couple s'arrêta devant la tente princière. Frigg haussa les épaules. Son geste d’antipathie à l'égard du Prince fut immédiatement puni par une douleur aiguë qui traversa sa blessure encore vive! Mordril en sourit, puis, de son bras valide, il écarta la lourde tenture ornée de glands d'or de l'entrée de la tente.

A l'intérieur, le Prince de Sarde les attendait, assis sur un trône pliable, sous un dais de pourpre.

- Ah! mes très chers amis, vous voici enfin. Quelle joie de vous savoir en vie. La douleur de vous avoir perdus m'eût été insupportable...

- Ca va! on est vivant, dit sèchement Frigg.

- Et ô combien l'êtes-vous encore, délicieuse Frigg, en convint le Prince, constatant que la jeune femme n'avait rien perdu de sa hargne à son égard.

- Brigwald, je suis désolé pour tes cavaliers, intervint Mordril, soucieux des hommes morts au cours de la bataille. Il le fallait. Il fallait tenir ce pont...

- Je sais déjà tout cela, Mordril. Tu n'as pas à t'en excuser. La guerre est un mauvais métier. Son cortège de morts en égraine indéfiniment la plainte. Tant que meurrent des soldats, ce n'est qu'un moindre mal... Mais que continuent de vivre Sarde et Kadar, voilà le sens profond de tous ces sacrifices!

- Vous m'excuserez, mais j'en ai assez entendu pour aujourd'hui, s'éclipsa Frigg...

- Tu ne peux pas dire cela! la retint Mordril par le bras, le gauche...

- Je ne souhaite pas goûter la victoire comme on savoure un bon vin! lâcha Frigg, piquée à vif. Je te laisse avec ton Prince en commenter librement le bouquet. Mais n'oubliez pas que c'est un bouquet de morts. Maintenant, laisse-moi partir!

Et la jeune femme quitta la tente, écoeurée...

- Il faut lui pardonner, elle est exténuée et ne sait plus ce qu'elle dit, s'excusa pour elle Mordril.

- Ce n'est rien de grave. Et après tout, pourquoi n'avouerais-je pas avoir été un peu léger dans mon propos, au mépris de la gravité qu'exige une telle situation.

- Brigwald, tu prends toujours tout pour toi, mais je t'assure qu'elle n'aurait jamais dû parler de la sorte. C'est toujours après les combats que la guerre est la plus dure. Frigg doit aussi apprendre à se comporter en soldat, la bataille finie!

- Mon ami, la vie nous enseigne trop de cruautés, laissons notre belle Frigg lui en tenir rigueur pour ce soir.

- Mon Prince a les paroles de la sagesse. Je suis fier d'être son ami.

- Son meilleur ami!

- Je me désolerai toujours qu'elle ne te connaisse en vérité.

- L'amour qu'elle te porte est sa seule vérité, et tu t'en plaindrais?

- Non pas! mais...

- Chut, Mordril, oublions cet incident et buvons.

Les deux amis s'étendirent sur des coussins de plumes recouverts de satin. Des pages apportèrent du bon vin dans des aiguières d'argent ciselé. Ils revinrent ensuite chargés de victuailles pour le souper.

Mordril mangeait de bon coeur après avoir jeûné pendant quarante huit heures. Le Prince le regardait se rassasier avec autant de délectation que son hôte en exprimait pour la nourriture servie. Les deux amis savouraient enfin dans la paix leurs retrouvailles. Rien de sinistre ni de grave ne vint assombrir leur soirée. Après avoir bien mangé, ils conversèrent des joies que pouvaient aussi leur offrir la vie:

- Dis-moi, Brigwald, comment ton épouse se porte-t-elle?

- Ranarielle va très bien. La joie de la maternité se lit sur son visage radieux.

- Je ne savais pas...

- Oui! La Princesse Ranarielle attend un bébé.

- Tu voudrais un fils, je suppose?

- Certes! tu as lu dans mes pensées, mais la nature et le destin en on peut-être déjà décidé autrement.

- Quoi qu'il en soit, c'est une grande et joyeuse nouvelle que tu m'annonces là!

- Et Frigg et toi, ne songez-vous pas à vous installer pour trouver le temps de regarder la vie éclore et s'épanouir?

- Mouais... Mais pour ça, il faudra que l'on coupe les étrivières de nos selles.

- C'est peut-être la seule solution, se moqua gentiment le Prince.

- J'y repense... Te rappelles-tu ce jour où l'on a cueilli la Rose d'Harmonie?

- Oui, bien sûr. Mais que veux-tu me dire?

- Et bien... Je crois que l'amour se laisse cueillir partout. Cette Rose ne détient pas à elle seule le monopole du bonheur.

- Tu as certainement raison, mais, petit veinard, tu as aussi cueilli la Rose d'Harmonie, rigola le Prince!

- Et oui! reconnut Mordril, piégé.

La conversation dura une bonne partie de la nuit, puis, vaincus par la fatigue, pour ce qui en restait, les deux hommes s'endormirent pêle-mêle dans les coussins.

Le lendemain matin, le Prince de Sarde, installé derrière un pupitre, entouré de ses officiers, tenait un conseil de guerre. Frigg et Mordril y assistaient. La petite assemblée dominait, depuis la crête, le Pont de l'Impénitence et le pays alentour. De cette position haute, les mouvements de l'adversaire ne pouvaient pas leur échapper.

Le Prince, qui présidait la séance, prit la parole:

- Messieurs, devant nous s'étend la frontière. L'Aspholos la délimite de ses eaux. Comme vous voyez, il n'y a qu'un pont... Les Féodaux veulent envahir notre territoire, aussi tenteront-ils de franchir le pont! Donc, ils attaqueront et nous, nous défendrons.

- Jusqu'ici, rien de très compliqué! commenta ironiquement Frigg.

- Grâce au sacrifice de nos preux hier, reprit le Prince, imperturbable, nous pouvons aujourd'hui livrer bataille sur une position idéale. Nos porte-boucliers vont esquisser une belle danse de Braques. Je vais vous en tracer le croquis d'ensemble, comme l'inspiration me le dicte...

Un page apporta un encrier et une plume d'oie dont se saisit le Prince. Sur une feuille vierge, il croqua ensuite son plan de bataille:

- Un beau tableau de Braques ne s'improvise pas. Toutes les planches doivent parfaitement coller les unes aux autres, et en rythme! J'oserai même dire que le cubisme des formes ne doit pas heurter la mélodie du mouvement. Ici, la musique et la peinture se correspondent. La danse des Braques est un art...

Les officiers Sardois hochèrent affirmativement du chef. Frigg et Mordril demeuraient perplexes. Le Prince poursuivit son brillant exposé:

- Général Gilrandir, avez-vous effectué, de part et d’autre du pont, le scellement de vingt cinq Braques chacun?

- Oui, comme votre Seigneurie me l'avait demandé.

- Bien! Après cet exposé, vous disposerez vos piquiers en triangle avec une base ouverte dans la direction du pont, pour laisser à l'ennemi la possibilité de s'engouffrer dans notre terrible dispositif. Evidemment, vous aurez pris soin au préalable de faire replier du pont vos hallebardiers. Les deux côtés du triangle seront chacun de cinquante Braques cloutés. Je veux un piquier et un porte-bouclier derrière chaque Braque. Lorsque l'ennemi chargera, ils adopteront l'Aldor, qui a déjà tant fait ses preuves dans notre histoire militaire. Quant à vos hallebardiers, général Gilrandir, ils se tiendront pour moitié d'entre eux à la pointe du triangle, qui restera ouverte pour des contre-attaques, et pour l'autre, ils seront placés en réserve derrière la palissade élevée sur cette crête où nous nous tenons. Est-ce compris?

- Monseigneur a été limpide dans son exposé. Je vois qu'il innove avec génie.

- Merci, général Gilrandir, mais seule l'issue de la bataille sera juge!

- Monseigneur, intervint le Commandant des arbalétriers, que ferai-je?

- J'y venais... Oui! Général Marlis, vous placerez vos arbalétriers de part et d'autre des deux côtés du triangle, en soutien des piquiers les plus proches du pont. Les deux scellements mis en place par le général Gilrandir hier soir vous couvriront des tirs adverses. Tous du reste, chez nous, éviteront ainsi la flèche qui vole en plein jour.

Général Marlis, vous commanderez le côté gauche du triangle. Vous général Wingil, le côté droit. Quand à vous, général Gilrandir, je vous place à leur tête. Vous vous tiendrez à la pointe du triangle. Comme on ne voit rien derrière les Braques, je serai, depuis la crête, vos yeux. Les sonneries traditionnelles vous donneront l'ordre des formations à exécuter. Je ne vous les rappelle pas, il va sans dire que vous les connaissez...

A cette note d'humour du Prince, les trois généraux firent mine de sourire. Quant à Frigg et Mordril, ils avaient eu du mal à suivre la manoeuvre et se demandaient comment l'on pouvait ainsi faire la guerre?!

Sous le regard attentif du Prince, de Frigg et de Mordril, le triangle de Braques se mit en place rapidement, puis les hallebardiers de Gilrandir décrochèrent du Pont de l'Impénitence en bon ordre. Un quart d'heure plus tard, les Sardois étaient fin prêts pour livrer bataille.

De l'autre côté du pont, l'adversaire n'avait réagi à la manoeuvre que par des tirs sporadiques et inefficaces. Le Prince de Sarde avait ordonné la manoeuvre de ses troupes au moment même où l'on manoeuvrait également de l'autre côté.

Les Féodaux se regroupaient maintenant pour lancer un puissant assaut à travers le pont libéré. Une multitude d’étendards et de gonfalons, taillés de gueule ou barrés de sinople sur fond d'azur, flottait sur le front de la ligne de bataille des Féodaux. Les couleurs du Comte Erskine, tranchées de pourpre et de sinople aux alérions d'argent, battaient au vent au centre de la masse des fantassins et des restes de la cavalerie.

Un profond silence plana un court instant sur le champ de bataille. Les hommes en comprirent la solennité. Puis une immense clameur monta des rangs adverses, emportant avec elle à l'assaut la masse puissante des Féodaux.

Les premiers soldats venaient de franchir le pont. La piétaille se déversait en un flot ininterrompu depuis l'arche de pierre. Les hommes commencèrent bientôt à envahir l'espace intérieur du triangle des Braques. Devant et autour d'eux, se dressait une muraille de hauts boucliers, serrés les uns contre les autres en deux lignes uniformes convergeant vers le fond...

La sonnerie de formation de l'Aldor retentit alors: les Braques s'abaissèrent, hérissant de leurs pointes acérées le sol d'un damage mortel. Maintenant démasqués, des rangs de piquiers étendirent leurs longues lances au-dessus des Braques couchés.

Les arbalétriers de Marlis crachèrent leurs carreaux meurtriers sur la masse ennemie en irruption. Des corps s'affaissèrent aussitôt, frappés à mort. Les carreaux perforaient les armures jusqu'à l’empennage, faisant dégorger l'acier d'un sang écarlate.

Sur ceux qui venaient de tomber, passèrent les assaillants suivants. Mais, au comble de l'horreur qu'on pouvait lire dans leurs yeux, ils découvrirent trop tard, dans l'herbe haute, le parterre perforant des Braques, et beaucoup d'entre-eux y clouèrent de souffrance leurs pieds! Pour ceux qui virent le piège, non moins malheureux, emportés par leur élan, ils sautèrent par dessus pour s'empaler sur les piques méthodiquement tendues contre eux. Les piques cueillirent au vol les corps emportés dans des sauts de réflexes qui s'achevèrent par une mort certaine. La charge des Féodaux était brisée nette!

L'horreur se communiqua à l'ensemble des assaillants par l'écho des cris des empalés. Le Prince fit sonner encore... et Gilrandir, de la pointe du triangle où il se tenait, lança ses hallebardiers en contre-attaque. Dans la masse groggy de l'infanterie, les hallebardes des soldats du Sanctuaire de la Lune décapitèrent, perforèrent et achevèrent les corps déjà flétris. La panique, comme le vent de la peste, s'empara des survivants, qui s'enfuirent... Alertés par les cris terrifiés de leurs frères d'arme, ceux qui n'avaient pas vu la raison du massacre, imaginèrent en oeuvre le pire des sortilèges. Lâchant boucliers et épées, ils coururent vers le pont sans autre souci que leur propre salut. Gilrandir, un espadon en main, poursuivit jusqu'au pont la misérable piétaille. Sur son armure giclait le sang de pauvres haires qu'il décapitait sans pitié. Dans ses yeux brillait quelque chose d'inhumain et, dès qu'il s'était penché pour achever un homme, il se redressait de toute l'arrogance de sa haute taille, relevant la tête en un geste funeste de défi vengeur. En le voyant agir de la sorte, les Féodaux crurent reconnaître en lui un démon. Derrière leur général, les Hallebardiers du Sanctuaire de la Lune continuaient leur moisson d'âmes.

Sur le pont, l'ennemi, terrorisé, se bousculait, préférant échapper à la lame de Gilrandir en se jetant à l'eau. Dans la masse fuyante, les carreaux sifflaient pour s'assourdir d'un trait en pénétrant les corps. Finalement, Gilrandir et ses hallebardiers se taillèrent, dans une écume de sang, un passage à travers le pont, où l'adversaire s'engloutissait. Quand soudain retentit une sonnerie princière commandant l'arrêt des combats. Gilrandir, qui brandissait alors son épée au dessus d'un adversaire vaincu, frappa malgré tout la malheureuse victime, qui expira sous le poids de l'acier! Puis, se retournant vers les siens, il ordonna que cessât le combat... Alors s'acheva la bataille du Pont de l'Impénitence.

Frigg et Mordril contemplaient, éberlués, le carnage qu’avait été cette bataille pour les Féodaux. L'efficacité et l'horreur déployées par les armes du Prince les fascinaient et les révulsaient tout à la fois.

- Et voilà le travail! confirma le Prince.

Frigg et Mordril écarquillèrent encore les yeux. Non! ils n'avaient pas rêvé...

Les Sardois ne déploraient aucune perte! Gilrandir se présenta devant son Prince et lui fit de la bataille un rapport détaillé sur le mode méthodique et froid des manuels militaires. Au coeur de Frigg, cet homme apparut détestable. Mordril, dubitatif quant à lui, l'observa avec consternation. Il avait, pour le général, le mépris du guerrier pour le militaire.

- Je pense, déclara le Prince, qu'ils ne sont pas prêts de franchir à nouveau le pont. Messieurs, toutes mes félicitations pour cette mémorable journée. On ne reverra pas de sitôt les Féodaux de ce côté de l'Aspholos, croyez-moi!

- Ils pourraient encore nous surprendre, nuança Mordril. Il y a un gué un peu plus loin, au nord-est sur la rivière...

- Vous voulez sans doute parler du Gué du Garrot, dit Gilrandir. Il n'y a rien à craindre de ce côté là. Le gué se situe au milieu de la Forêt de Crâve. La dernière personne que j'ai connue et qui l'avait traversée, avait un bras et la moitié du visage en moins! Encore estimait-elle avoir eut de la chance. La forêt garde pour nous le passage du gué.

Sur ce propos inquiétant et définitif du Général, le Prince congédia ses officiers. Puis il invita Frigg et Mordril à se retirer avec lui sous sa tente...