Trois têtes de Gorgones

 

Le lendemain matin, de très bonne heure, nos cinq aventuriers se réunirent pour faire le point. Ils se tenaient autour de la table du salon, sur laquelle avaient été dépliées des cartes.

Ils se donnèrent le bonjour, mais l'humeur était plutôt maussade. Duilin introduisit la conversation en dressant le bilan catastrophique de l'expérience de la nuit précédente:

- Autant le dire tout de suite, la tour est foutue! Premièrement, toute la réserve de combustible y est passée et nous n'avons même plus un gramme d'ignite pour allumer un feu...

- Ce n'est pas un problème, coupa Dakktron, je peux en allumer un à partir de rien. Je reconnais toutefois que mon feu ne peut produire que des flammes vertes et mauves... ce qui ne permet pas l'envoi de messages très élaborés. Et puis, mes flammes ne brillent pas énormément. Je crains qu'elles ne soient pas de la sorte visibles de loin. Sur ce point, je dois avouer que mes stances magiques sont un peu faiblardes.

- On peut s'organiser pour aller couper du bois, soutint Mordril. Rappelez-vous tous ces arbres morts que nous avons vus dans la vallée, en venant...

- Non, ce n'est pas la peine, Mordril. De toute manière, reprit Duilin, et je ne sais pas si vous l'avez vu, mais le plateau de bronze a en partie fondu sous la chaleur de l'incendie. Il est maintenant troué et ne pend plus que par deux chaînes, la troisième ayant cédé. Le cabestan lui même n'a pas été épargné. L'incendie s'est également engouffré dans la salle inférieure par les orifices des chaînes et par l'escalier... De ce qui était un cabestan, il ne reste qu'un tas de cendres!

- C'est fâcheux, commenta Pipo...

- Et bien, oui, il faut avoir le courage de le reconnaître: tous nos efforts n'ont servi à rien. Dakktron avait raison, notre mission, depuis le début, n'est qu'un lamentable fiasco...

La voix de l'Immortel s'était éteinte avec les derniers mots qu'il prononçait. L'enthousiasme de la veille avait disparu, et l'abattement prenait sa place.

- Bon! si je comprends bien, commenta Mordril, la question de l'utilité de la tour ne se pose même plus. Je vous fais donc savoir que Frigg et moi-même allons reprendre le chemin des Marches du Nord. J'ai des hommes qui m'attendent pour que je les conduise à la bataille. Le devoir m'appelle ailleurs. Voyons un peu la carte... Quelle route est la plus courte pour rejoindre Kalinda? Duilin, que nous conseillez-vous, comme itinéraire?

- Nous sommes à peine à trente kilomètres de Kalinda, mais il y a à l'ouest, sur votre route, un obstacle majeur: la forêt de Pimprenelle!

- Nous l'avons déjà traversée, nous le ferons bien une seconde fois. Alkarafaroth nous ouvrira le chemin.

- Mordril, lui rappela Frigg, tu oublies que nous avons perdu beaucoup de temps. Rappelle-toi le nombre de fois ou nous avons dû mettre pieds à terre tant les sous-bois étaient mauvais pour les chevaux.

- Oui, en effet... nous avons mis énormément de temps à traverser cette forêt. C'est pourquoi, Duilin, je vous demande de nous trouver un meilleur itinéraire. Non pas que je craigne de me perdre, mais je crains de perdre trop de temps.

- Cela me paraît impossible d'éviter la forêt de Pimprenelle. Regardez, elle longe le Pavé, de la rivière Aspholos jusqu'au carrefour de Bratombe. La contourner vous obligerait à un détour encore plus coûteux en temps.

- Nous n'arriverons donc pas à temps pour la bataille!

- Attendez! dit tout à coup Duilin. Je viens de découvrir sur la carte quelque chose de très intéressant... On y mentionne une route qui traverserait effectivement la forêt de Pimprenelle d'est en ouest. Si cette route existe, elle est toute proche. En une journée de chevauchée vous seriez à Kalinda.

- Où se situe exactement cette route? se fit préciser Mordril.

- Plutôt que de reprendre la faille que nous avons empruntée pour gagner la tour, il vous suffit de chevaucher plein ouest en longeant ces huit monticules indiqués sur la carte, derrière lesquels vous trouverez le départ de la route.

- C'est fort bon! Nous partons sur le champ! Frigg, tu viens?

- Je te suivrai partout, mon beau cavalier d'amour!

Sans plus attendre, Mordril et Frigg récupérèrent leurs chevaux dans la salle au parterre décoré d'un soleil, puis ils firent de rapides adieux à Pipo, Duilin et Dakktron.

- Surtout, soyez prudents! leur lança Pipo, alors que les deux cavaliers s'éloignaient déjà...

- Quel couple étrange! lâcha Dakktron.

Ceux qui restaient regardaient ceux qui partaient. Pipo pleurait, il ne supportait pas les "au revoir".

- Et bien, maintenant, qu'allons nous faire? soupira Duilin.

- Nous allons pouvoir enfin nous reposer, dit le magicien. En tout cas, pour ma part, je vais me recoucher... Ah! au fait, Duilin, tant que j'y pense, j'ai trouvé un curieux parchemin dans la chambre de Gilrandir. Voulez-vous le voir?

- Montrez toujours...

- Comme je sais que vous êtes le seul à pouvoir lire leur charabia... je vous le remets.

Le parchemin en question était plié en carré et fermé de trois sceaux de cire figurant des têtes de Gorgones. Le papier du parchemin était mauve, et une fine poussière noire provenait de l'effritement de sa délicate surface. Duilin le prit. Il allait l'ouvrir en en brisant les sceaux lorsque Dakktron l'arrêta:

- Non! ne l'ouvrez pas de suite. Une mûre réflexion s'impose avant d'en briser les sceaux. Ne savez-vous pas ce que signifient sur un pli des têtes de Gorgones?

- Non?

- C'est une grave décision que vous allez devoir prendre. Pour ma part, je ne prendrai jamais un tel risque.

- Mais enfin, de quoi parlez-vous?

- Les têtes de Gorgones avertissent le possesseur du pli que s'il lit la lettre, il est tenu d'en exécuter toute les exigences sous peine de malédiction.

- Et vous croyez réellement qu'une simple lettre peut avoir un tel pouvoir?

- On ne sait jamais! Si vous l'ouvrez malgré tout, j'espère qu'il n'y est pas écrit que vous devez éliminer un dénommé Dakktron le Fantasque.

- Rassurez-vous, dans ce cas, je ne le ferai pas.

- Alors vous seriez maudit!

- Je vais y réfléchir. En attendant, puis-je garder la lettre?

- Elle est toute à vous. Je n'en veux pas.

Ils regagnèrent leurs chambres respectives. Duilin posa le parchemin sur le pupitre de son père et s'allongea. Son esprit l'emporta dans une longue méditation. Il lui semblait que quelque chose d'étrange était en jeu avec ce parchemin. Qu'en effet, sa vie pourrait s'en retrouver bouleversée.

Le jour filtrait délicatement dans la chambre, à travers la roche inconnue de la tour. Duilin rêvait d'une vie paisible, et il rejeta définitivement en son âme et conscience tout désir de lire cette lettre inquiétante. Il se sentait si bien...

L'immortel avait les coudes derrière la tête lorsqu'il vit briller à son poignet droit le bracelet d'Alfée. La lumière qui en émanait inonda de son flot l'espace de la chambre. Un sombre désir pointa et Duilin eut à peine la force d'en interroger l'origine. L'énigmatique pouvoir qui montait en lui l'emporta sur toute prudence qu'il avait pu concevoir ne serait-ce qu'un instant auparavant. Il tenait déjà entre ses mains le maudit parchemin.

Machinalement, il venait d'en briser les sceaux! Quand il le déplia, le parchemin craqua sous ses doigts.

Le papier était de couleur verte à l'intérieur, recouvert de milliers de minuscules runes noires. Sur le côté droit de la page, il y avait encore une enluminure représentant un dragon aux écailles bleues, minutieusement peintes, et à la gueule béante crachant des flammes écarlates stylisées.

Contre sa volonté profonde, mais emporté par un élan plus fort, Duilin commença à lire le texte de la lettre:

"Toi qui me lis, je t'attache à mon destin et à la malédiction de ma jeune soeur.

Je vais te dire maintenant ce qui nous enchaîne désormais. Ce qui est mien dans l'angoisse et les peines devient également tien. Tu vivras au rythme des affres de la terrible trahison dont se rendit coupable ma jeune soeur Alfée.

Il y a bien longtemps, Alfée, au mépris du bonheur des siens, livra le secret qui gardait notre paisible cité de Tétra Pizzul aux cinq Princes d'Erdaropps: Grazteng, Tarabaste, Niaqmir, Soulzor et Qir Na Zieg. Elle qui n'avait jamais, ô jamais, éprouvé la piqûre de la cupidité, vendit pour de l'or la vie de son peuple.

Nul parmi les loups aux épées ensanglantées qui ravageaient alors les Terres Inassouvies ne pouvait connaître le lieu caché de notre havre de paix dans les profondes forêts d'Unilisse. Seule une des enfants de mon peuple aurait pu le faire, mais aucune ne l'aurait certainement voulu s'il n'y avait eu Alfée pour accomplir ce forfait innommable.

Secondés par le Roi de Zlar Tumken, les Cinq Princes d'Erdaropps marchèrent contre Tétra Pizzul. Alfée était à leur tête qui les guidait.

La cité tomba entre leurs mains et ils saignèrent femmes et enfants après avoir vaincu par traîtrise ses mâles défenseurs. Tout gisait dans le sang et les cendres. C'en était fini de nous autres Piluziens... le souvenir de notre bonheur passé me déchire même le coeur quand je songe au cauchemar dans la tourmente duquel il sombra.

Fallait-il que je survécusse? Je reprenais à peine goût à la vie quand j'appris d'où le malheur avait frappé. J’eusse préféré mourir que vous ne vinssiez me le dire, maudits Princes d'Erdaropps!

J'appris, la mort dans l'âme, la trahison de ma tendre soeur que je chérissais tant. Mais elle aussi eut à souffrir la vindicte de nos bourreaux.

Le massacre et le pillage accomplis, Alfée réclama au Prince Grazteng la part d'or qui lui revenait. Malheureusement pour elle, trois des ignobles frères étaient tombés dans les combats, et Grazteng désirait plus que jamais une vengeance. Devant lui se tenait la dernière enfant du peuple de ceux qui avaient tué ses frères...

"Que la mort terrasse

Tous ceux de ta race;

De par ma vengeance

Ne vive l'engeance!"

"Je vais te payer ton or!" dit-il encore à ma pauvre soeur qui tendit ses mains pour recevoir le prix de sa trahison. Mais avec l'or, fruit du pillage de la cité, Grazteng ordonna à ses hommes qu'on la lapidât! Alfée mourut sous le poids de l'or qu'elle avait convoité, et l_aîné des frères d'Erdaropps dans sa haine démente la maudit.

Ils abandonnèrent son corps sous une montagne de métal précieux, où tout les soldats jetèrent leur or. Telle fut la vanité de sa tombe, fabuleuse et grotesque d'accablement et de dérision.

Grazteng partit avec ses lansquenets et ses reîtres noirs accomplir en d'autres pays prospères d'autres crimes odieux. Ceux de Zlar Tumken, quant à eux, n'avaient pas l'intention de laisser là dormir une telle profusion d'or et ils s'empressèrent de le ramasser. Ils repartirent à l'est pour le terrer sous leur montagne. Le corps de ma soeur fut la proie des charognards, et même l'or innocent qui ornait son bras avait disparu lorsque je la retrouvais déchiquetée... elle qui était si belle.

C'est une infinie tristesse que je porte depuis lors. Ma peine fut tout juste adoucie lorsque j'appris qu'un esprit démoniaque avait corrompu Alfée et que l'or qu'elle convoita n'était que le désir d'une autre créature.

Toi qui me lis, retiens bien le nom de ce monstre, car c'est lui que je te réclame d'abattre pour que soit enfin délivrée l'âme d'Alfée.

Cet ennemi juré de ma race, je l'ai recherché en vain durant des siècles. J'ignore où il se cache. Son nom est Gwendral!

Nous sommes désormais liés par le même destin, aussi je te commande, par le pacte qui nous unit de tuer Gwendral pour libérer l'âme de ma soeur et recouvrer ta propre liberté.

Celui qui t'oblige est l'Immortel Gilrandir. Vas!"

Au terme de cette terrible lecture, Duilin ne put s'empêcher de pleurer de rage et d'effroi. Il était abasourdi et malade à vomir de ce qu'il avait lu. Maudit pour maudit, il décida, emporté par la haine et le chagrin, qu'il tuerait aussi Gilrandir si l'occasion s'en présentait.

Gémissant, il quitta la chambre de son père et monta au salon. Il ouvrit et fouilla les nombreuses bibliothèques, cherchant des archives sur l'adhésion de Gilrandir à la Confrérie du Second Levé Héliaque.

En parcourant les documents, Duilin pleurait de rage et de douleur. Il sentait peser l'empreinte de la malédiction sur son âme et il ne parvenait pas à en calmer les terreurs.

Enfin, Duilin dénicha un registre sur lequel était mentionnée l'initiation de tous les Confrères qui vinrent à la tour:

"En ce jour énigmatique de Phaïstom le Pathétique de l'an de Vertu deux milles huit cent soixante dix sept, Nous, Membres de la Mystique Confrérie du Second Levé Héliaque, recevons en toute vérité au sein de haute vertu de la Tour du Feu des Premiers Nés, le dénommé Gilrandir, ancien commandant attaché à la Maison des Princes de Sarde qu'il a servi cent quatre vingt deux ans.

Gilrandir nous a fait connaître son désir de retrouver la paix intérieure qui le fuit depuis des siècles, dans le spectacle de la contemplation des cieux et de ses mystères étoilés.

Nous, Membres d'autorité installés à la tête de si noble confrérie, avons jugé après une longue période propitiatoire que Gilrandir est digne de compter parmi notre belle oeuvre à nos côtés.

Il sera placé pour l'apprentissage de nos sciences sous le patronage du Confrère Lugel Oeil Sec.

Nous remercions notre Frère Rhûmnil de nous avoir fait connaître ce brillant ci-devant, maintenant Confrère, le Frère Gilrandir."

Duilin était atterré, son père lui-même avait assez bien connu Gilrandir pour parrainer son introduction dans la Confrérie. De grosses larmes quittaient les yeux de l'Immortel pour éclabousser les pages du registre. Duilin trouva, malgré le flou de son regard, une mention qui avait été rajoutée ensuite au texte inaugural de la carrière de Gilrandir comme Confrère du Second Levé Héliaque:

"Nous n'avons pas su consoler le coeur blessé de notre ami Gilrandir, qui nous a quitté pour replonger dans la souffrance d'une quête que nous savons des plus dures. Nous supposons que Gilrandir a dû reprendre son service auprès d'un nouveau Prince de Sarde. Ne m'avait-il pas confié qu'un Devin lui prophétisât jadis qu'un des Princes de Sarde lèverait un jour la malédiction qui accablait l'âme de sa soeur."

La mention était signée "Rhûmnil". Duilin s'insurgea de toute son âme devant tant d'injustice. Il balança le registre dont les feuillets s'éparpillèrent en vol, hurlant son désespoir et sa colère.

- Pourquoi moi? Je ne suis pas Prince de Sarde! Gilrandir, pourquoi m'enchaîner moi? Je suis le fils de Rhûmnil ton ami!

Vidé, l'Immortel s'effondra et se coucha sur le plancher en sanglotant...

Pendant ce temps, Frigg et Mordril chevauchaient côte à côte en remontant le long de huit collines parfaitement alignées. Ils humaient le vent et traversaient le temps au grand galop. Rien ne paraissait pouvoir les arrêter tant ils semblaient inaccessibles et invincibles en survolant la campagne sur leurs superbes chevaux.

Ils virent bientôt se dessiner devant eux l'orée de la mystérieuse forêt de Pimprenelle. Parvenus à ses abords, les cavaliers se rendirent compte qu'ils n'étaient pas seuls.

Devant eux, six hommes attendaient au pied des arbres, observant une probable venue. A la vue des deux cavaliers, ils se levèrent et leur firent signe de les rejoindre.

Frigg et Mordril se rapprochèrent, commandant à leurs montures de se mettre au pas.

- On ne vous attendait pas de si bonne heure, leur confia un des six hommes qui s'était avancé vers eux.

- Ah bon! lâcha Mordril surpris.

- Vous nous attendiez donc plus tard? répéta Frigg toujours curieuse.

- Oui, on ne pensait pas que Monsieur le Comte mettrait si peu de temps pour traverser l'Odja-Däro depuis les rives du Direq. A Kalinda, ils vont avoir une sacrée surprise en vous voyant leur rentrer dans le cul, sacrebleu!

- Et savez-vous où se trouve la route qui traverse la forêt? les interrogea Mordril soucieux.

- C'est tout juste devant. Bregg et Pinnest ont planté un crâne de cervidé sur une branche pour vous en indiquer l'entrée comme prévu. Je suppose que vous êtes des éclaireurs et que le gros de l'armée va bientôt suivre?

- C'est exact, se contenta d'attester Frigg que le quiproquo n'avait pas trompé.

- Et quand serons-nous payés? réclama soudain l'homme.

- Très bientôt. Le comte en personne vous rétribuera de sa main, poursuivit Frigg qui manoeuvrait à merveille. Bon, et bien maintenant, nous allons nous assurer de la route; tu viens, Mordril?

- Vous verrez, c'est un peu broussailleux mais les chariots pourront passer. Au fait, pour suivre la route sans se perdre, il faut suivre les Gravonia Suptidor.

- Les quoi? le reprit Frigg.

- Les Gravonia Suptidor. Ce sont des fougères rousses qui poussent exclusivement sur les vieux chemins désaffectés.

- Dites-moi, vous êtes sacrément malin, vous, alors! le flatta Frigg en l'aguichant d'un clin d'oeil.

- Bon, c'est très bien, intervint Mordril. On vous remercie...

Le Capitaine de la Garde d'Honneur tira les rennes du cheval de son épouse et avança dans les bois le long du fameux chemin.

- A quoi tu joues?! questionna-t-il Frigg. Tu n'as pas vu que ce sont des hommes à la solde des Féodaux?

- Si, bien sûr, je ne suis pas idiote! Mais parle moins fort, ils pourraient nous entendre.

- Tu parles! je vais me faire un plaisir de les embrocher, oui!

- Non! on n'a plus de temps à perdre pour prévenir le Gardien des Marches du Nord à Kalinda.

- Alors qu'est-ce qu'on attend pour foncer? Yaha!

Les deux cavaliers s'élancèrent le long du ruban rouge orangé de Gravonia Suptidor. Les brassées de fougères rousses fouettaient le torse de leurs montures et leurs jambes. Un nuage de spores ocres et odorants se soulevait à leur passage et traînait paresseusement après eux, envahissant les sous-bois.

Ils ne s'arrêtèrent même pas pour déjeuner, poursuivant à toute allure leur course vers la ville frontalière du royaume.

En début d'après-midi, ils débouchèrent de l'autre côté de l'imposante forêt de Pimprenelle. Ils s'engagèrent alors dans la plaine pour rejoindre le Pavé.

Non loin de là, à quelques centaines de mètres, trois hommes étaient en grande conversation, debout au milieu de trois tentes dressées dans la plaine.

- Daril, je commence à en avoir assez d'attendre là sans rien faire! Voilà plus d'une semaine que le Capitaine s'est envolé avec le Grand Oméron.

- Et bien quoi, Lindëlos, tu voudrais qu'on traverse Pimprenelle! Si j'ai été assez fou pour accepter de ramener à notre douce et tendre princesse Anissia son Papillon fétiche, je ne suis cependant pas fou au point de tenter de traverser l'inextricable forêt de Pimprenelle!

- Le Capitaine, lui au moins, l'a fait!

- Oui! mais il devait très certainement, j'en suis sûr, ignorer le danger qu'il encourrait en s'y risquant.

- On s'est engagé sur l'honneur à rapporter son papillon à Anissia. Ca m'est trop cruel de la voir pleurer...

- A moi aussi, ça m'est cruel, tu le sais bien. Allez, Lindëlos, reprends-toi. Tiens! parfume-toi encore un peu.

- Tu as raison, Daril, je vais demander à Woddrow de m'asperger de Pure Essence de Limpakoa. S'il est vrai que le Grand Oméron raffole de ce parfum, il ne manquera pas de revenir à nous.

Wooddrow avait sorti un globe cristallin de liquide rouge dont il actionna la poire du pulvérisateur. Lindëlos se laissa asperger de la tête au pied par son collègue.

- Eh là! qu'est-ce que je vois? hurla subitement Daril. Mais c'est le Capitaine et sa Dame! Regardez, je ne rêve pas...

- Mais c'est vrai! Oh là, Capitaine, arrêtez vous! C'est nous!

- Ils n'ont pas l'air de vouloir s'arrêter, constata Daril. Qu'est-ce qu'on fait?

- Ils ont peut-être le Grand Oméron. Il faut les rattraper et s'en assurer.

- Et les tentes?

- Pas le temps! On les laisse. Vite, à cheval...

Frigg et Mordril traversèrent rapidement la plaine qui les séparait du Pavé et, lorsqu'ils abordèrent les dalles sonores de l'antique chaussée, ils prirent la direction du nord au triple galop.

Daril, Lindëlos et Wooddrow les suivaient du mieux qu'ils pouvaient, poussant au maximum leurs chevaux.

Frigg remarqua qu'on les suivait; elle en avertit aussitôt son époux:

- Mordril, on est poursuivis!

- Ce doivent être les gars des Féodaux. Ils ont dû se rendre compte qu'on n'était pas des leurs.

- En tout cas, ils sont gonflés de nous suivre si loin!

- Oui! ils ne tarderont pas à se faire cueillir, crois-moi!

Les sabots des chevaux résonnaient sur la chaussée. Les cavaliers filaient...

Dans la lumière déclinante du jour, Frigg et Mordril abordèrent la barbacane qui défendait l'entrée sud de la ville fortifiée. Kalinda les surplombait de sa masse sombre et austère. Les couleurs rougeoyantes du soleil couchant luisaient sur les ardoises recouvrant les chapeaux des pignons et des tours. La nuit était toute proche.

Au premier pont-levis de la barbacane, des gardes les arrêtèrent, pointant leurs pertuisanes vers l'obscurité d'où venaient de jaillir les deux cavaliers...

- Halte! qui va là?

- Laissez passer! Je suis Mordril, Capitaine de la Garde d'Honneur du Roi Sijaron. Je suis porteur de nouvelles brûlantes.

- Mon Capitaine, s'excusa le lieutenant des gardes, je ne vous avais point reconnu sur le coup. C'est que nous ne vous espérions plus pour la bataille...

- Conduisez-moi sur le champ au Gardien des Marches du Nord! et faites saisir les trois hommes qui nous poursuivent; ils sont acquis à l'ennemi; ils ont cherché jusqu'au bout à nous empêcher de vous toucher.

- Devant leur audace, insista Frigg, je gagerais même qu'ils se fassent passer pour d'honnêtes voyageurs.

- Ne vous en faites pas, nous les prendrons pour ce qu'ils sont!

Frigg et Mordril furent conduits à travers les bastions de la cité retranchée. Les maisons étaient comme englouties dans la masse des fortifications, et la nuit qui s'avançait ne faisait qu’amplifier cette impression d'étouffement de l'architecture civile sous le poids des pierres de l'édification militaire. Kalinda, comme toutes les villes de garnison sur une frontière disputée, apparaissait sinistre dans son corset de remparts et de tours massives, mais également dans son âme, où les soldats cherchaient à tuer la peur en se saoûlant dans les tavernes et en se vautrant dans les bordels.

Mordril et Frigg traversèrent le corps de garde du donjon de la citadelle et gagnèrent bientôt, par un escalier comprimé entre des pierres énormes, un vestibule, où on les pria de bien vouloir attendre.

Devant eux, une lourde porte en chêne barrée de ferrures noires était assise dans un encorbellement massif. Un garde en broigne aux plaques de bronze cousues et rutilantes, et à la hallebarde triomphante, les dévisageait.

Pendant ce temps, devant la barbacane sud, les trois Immortels étaient aux prises avec la garde:

- Mais puisque je vous dis, s'époumonait Daril, que nous ne sommes que des voyageurs. Nous recherchons un Capitaine qui nous a dérobé un bien précieux. Mais tout cela, je vous l'ai déjà dit!

- Tu ne manques pas de verve ni d'audace pour un mécréant de la pire espèce d'espion que j'ai jamais vu! Gardes saisissez-vous d'eux et jetez-les au cul de basse-fosse!

- Mais c'est une abominable erreur que vous commettez là... et d'abord, ne me touchez pas! Je suis un immortel et celui qui me prend la vie la perd!

- C'est ça, et moi je suis le Grand Mohol en personne! Allez, débarrassez-moi d'eux!

Les trois Immortel furent arrachés à leur monture, dont la bride avait déjà été capturée. On les traîna jusqu'aux sombres cachots de la cité guerrière. L'incident clos, à la poterne, le service reprit aussitôt dans la plus grande rigueur.

- Que chacun regagne son poste! La milice se charge des prisonniers.

- Dites, Lieutenant, fit remarquer un garde, vous n'avez pas trouvé qu'ils sentaient bizarres?

- Oui! tu veux dire qu'ils puaient la cocotte, éclata de rire le Lieutenant.

A ces mots, les soldats rirent aussi...

Dans le vestibule du donjon de la citadelle, Mordril faisait les cent pas en vociférant d'impatience:

- Mais qu'est-ce qu'ils foutent! Il veulent perdre la guerre ou quoi!

- Calme-toi Mordril, ils sont allés quérir Bergald. Tiens! voilà notre guide qui revient...

- Je suis désolé, j'ai cherché en vain le Gardien des Marches du Nord. Il doit être en train de présider le grand conseil de guerre. Je ne puis le déranger en une telle circonstance.

- C'est tout le contraire, justement! Où se tient le conseil?

- Derrière cette porte, dit le guide, gêné.

Sans crier gare, Mordril écarta violemment le garde de faction devant la porte. Puis il poussa brusquement la porte et fonça dans la salle où tous les grands seigneurs et capitaines du royaume tenaient séance à huit-clos.

Tous le regardèrent avec stupeur et, parmi la foule des visages contrariés et des uniformes rutilants et divers, Mordril chercha son homme.

- Ah, vous voilà! s'exclama Mordril en mettant la main sur le Gardien des Marches du Nord, qu'il entraîna vivement à part du côté d'une immense cheminée sculptée.

- C'est plutôt à vous que je devrais dire cela! répliqua Bergald. On ne vous attendait plus...

- Peu importe, coupa le Capitaine. Quand le feu bat la campagne, tout homme qui a de l'eau sous la main est pompier!

- Expliquez-vous, mon cher, je n'y comprends rien?

- Voilà, Frigg et moi venons de l'est par la forêt de Pimprenelle, qu'une voie secrète traverse. L'ennemi en connaît parfaitement le passage; or l'une de ses armées s'apprête à l'emprunter pour tomber sur nos arrières!

- Etes-vous certains de votre information? demanda Bergald tout à coup inquiet.

- Par la barbe de Teuk l'Imberbe, que les cheveux m'en tombent si je mens!

- Je comprends bien, Capitaine. Ce n'est pas votre parole que je mettais en doute, mais la validité de vos sources.

- Nous avons même croisé des complices des Féodaux qui mettaient en place un balisage de la route en question et qui nous ont pris pour les éclaireurs de l'armée d'un Comte qu'ils attendaient!

- Il ne peut s'agir que du général Comte Erskine. Maintenant, je vous crois volontiers. La situation est plus que grave!

Dans la salle, les autres participants au conseil de guerre n'avaient pas cessé de les observer, saisis de curiosité et animés d'une hautaine commisération à l'égard de l’intrus.

Le Gardien des Marches du Nord se rapprocha des participants au conseil. Il introduisit élogieusement auprès d'eux le nouveau venu:

- Je vous présente Mordril, le célèbre Capitaine Noire Brillance, commandant de la Garde d'Honneur de notre bien aimé Roi.

Les têtes se courbèrent à peine pour le saluer, avec beaucoup de mépris dans les regards. Pour la plupart des nobles d'Aquebanne, les kadaréens n'étaient que des mercenaires.

Sans sourciller, ne se préoccupant pas de ce que l'on pouvait penser de lui, Mordril débarrassa d'un revers de main tout ce qui encombrait la table autour de laquelle se jouaient les décisions de l'état-major.

La carte découverte par Duilin dans la Tour du Feu recouvrait maintenant toutes les autres. Mordril en cala les angles avec un chandelier, une tabatière en argent, un lourd compas en bronze et sa propre épée Alkarafaroth. Et, pointant son index sur la forêt de Pimprenelle, il annonça péremptoire:

- C'est par là que l'ennemi veut attaquer!

Les stratèges en herbe en restèrent bouche-bée, et l'aristocratie s'en offusqua, exprimant son incompréhension manifeste de la manoeuvre ennemie sous le langage indigné et méprisant d'assertions toutes faites:

- Cela ne se peut! entendit-on alors.

- Quelle bouffonnerie! Ces gueux ne sont pas même capables de manoeuvrer un pied devant l'autre.

- Trouverait-on soudain, inquiet, du génie à un adverse qui n'en eût jamais?

Aucun parmi ce beau parterre de la noblesse d'Aquebanne ne voulait admettre qu'il pouvait s'être laissé mystifier par l'ennemi. Tous comprenaient pourtant parfaitement l'enjeu de la guerre contre les Féodaux, mais l'orgueil prenait le pas sur la raison, chez ces gens...

- Qu'est-ce à dire, intervint le Gardien des Marches du Nord! Aucun d'entre vous ne désire se porter à la rencontre de l'ennemi?

- Bergald, ne nous faites pas dire ce que nous n'avons pas dit, critiqua le Baron Tildeberg d'Oa. Si nous sommes venus jusqu'aux Marches du Nord, c'est bel et bien dans l'intention de nous battre. Seulement notre effort doit porter au bon endroit, n'est-ce pas, Messieurs?

- Et quel est le bon endroit? questionna Mordril, acerbe.

- Ne me déplaise son ton, je répondrais quand même, chers amis, à ce mercenaire hirsute, que la stratégie est de notre unique ressort et qu'il n'y a point partie liée.

Les autres en convinrent assurément et Mordril quitta leur audience en claquant la porte derrière lui!

- Je n'ai vu que fraises molles et folles jarretières! expliqua Mordril à Frigg dans sa fureur.

- Comment! Ils ne nous suivront pas?

- Non!

La porte venait de s'ouvrir: le Gardien des Marches du Nord rattrapa Mordril qui s'en allait déjà avec son épouse.

- Attendez! Il y a encore un espoir. Mon fils, le Prince de Sarde, est en route avec une puissante armée. Il remonte le Pavé jusqu'à nous. Il ne doit pas être très loin de la forêt de Pimprenelle, à cette heure. Vous êtes son meilleur ami, n'est-ce pas? Mon fils ne refusera pas, quant à lui, de vous écouter et de vous suivre à l'est pour engager la bataille.

- Soit! J'irai à sa rencontre et nous ferons pour le mieux. Puis-je également disposer de la Garde d'Honneur en cette entreprise? Vous savez bien, ces mercenaires hirsutes! rappela ironiquement Mordril.

- Oui! qu'ils aillent avec vous. Du reste, avec qui d'autre que vous accepteraient-ils d'aller au combat? Vous êtes leur âme!

- Alors, souhaitez-nous bonne chance, nous partons de suite.

- Que Dieu vous protège, Mordril, et vous aussi, Dame Frigg!

Les paroles du gardien des Marches du Nord résonnaient encore contre la voûte du couloir, que les deux cavaliers étaient déjà repartis...