Les Esprits de Perliche

 

Il faisait nuit sur le territoire des Fiefs au nord de la Faille du Direq. L'obscurité crépusculaire avait envahi tout le pays des Féodaux jusqu'à l'immense cité de Nagor Djuni Kondar, perdue au fin fond de la lointaine Steppe aux Iris.

La ville dormait bercée d'un sommeil calme. Seul le Maître des Féodaux arpentait encore les allées de son gigantesque palais, baigné d'ombres géantes à cette heure tardive. L'homme qui dominait les Fiefs, et qui régnait en souverain incontesté sur Nagor Djuni Kondar, ne parvenait pas à trouver le sommeil. Il voulait coûte que coûte percer le secret de Perliche. Il voulait entrer en contact avec les esprits des Scornafiocres.

Tout homme censé aurait déjà renoncé à pareille entreprise, ou mieux encore n'y aurait-il même pas songé. Mais voilà, le Maître des Féodaux n'était pas homme à vivre en paix. L'attrait du danger exerçait sur lui une fascination sordide et profondément malsaine.

Nul, jusqu'à ce soir des Trois Lunes Pendulaires du Cycle de M'Rak, n'avait pu déceler chez cet homme la faille à travers laquelle les forces inconnues du destin s'engouffreraient. Car c'était, parvenu au seuil astral du Grand Cycle M'Rakien, que l'homme pouvait basculer dans l'horreur déchirante du crime comme accéder au bien le plus serein.

Le Maître des Féodaux s'arrêta près d'une haute colonne dont le chapiteau disparaissait dans l'ombre. A travers les fenêtres du long couloir où il se tenait, les Trois Lunes Pendulaires irradiaient une lumière d'une pâleur cadavérique. L'homme tira sur un cordon de tissu qui pendait près de la colonne...

Cinq minutes plus tard, non loin de lui, une tenture s'écarta et un autre homme apparut:

- C'est vous, Maître? demanda l'apparition.

- Oui Carnicollo, c'est bien moi qui t'ai réveillé. J'ai besoin de tes services.

- A cette heure! Votre Altesse Royale ne me ménage pas... Peut-être parce sait-Elle que je ne puis rien lui refuser. A quoi bon puis-je donc vous être utile?

- J'ai décidé d'interroger les Scornafiocres.

- Ah, bon! Vous voulez le faire maintenant?

- Oui!

- C'est que je ne suis pas très tranquille quant à moi d'aller visiter Perliche à une heure si tardive. De plus la conjonction astrale ne me paraît pas très heureuse cette nuit. Voyez-vous, nous sommes à l'apogée du cycle et les forces sont à ce stade plus qu'instables. Elles peuvent pencher dans un sens comme dans l'autre. De quel côté penchera le destin, nul ne peut le prévoir. Le bien le plus éclatant comme le mal le plus indécrottable peut triompher à cette heure sournoise. Ce n'est pas le moment de jouer aux dés le sort de l'équilibre du monde. Laissons la balance osciller doucement et n'y intervenons point en y ajoutant ne serait-ce qu'une once du poids de notre volonté...

- Suffit! J'ai justement choisi ce soir pour le défi qu'il offre. Du bien ou du mal, nous servirons la cause. M'Rak choisira.

- Il y a plus de chance que ce soit le mal, Votre Altesse Royale. Car si M'Rak est ambigu jusqu'à la confusion des principes, les Scornafiocres, eux, sont irrémédiablement maléfiques...

- Pour ta part, quel risque encours-tu? Tu serviras toujours le même seigneur, non?

- Certes Votre Altesse, concéda Carnicollo non sans une certaine contrariété. Je servirai toujours le même seigneur, mais il se pourrait qu'il ait changé. Peut-être que celui que vous êtes encore détesterait celui que vous pourriez devenir si vous pouviez le connaître. Je crains le pire...

- Chez moi, la curiosité est plus forte que la peur. Nous irons à l'hypogée de Perliche. Va chercher X'aïa et fais atteler une voiture. Je ne veux pas d'escorte, rien qu'un cocher pour nous conduire.

- Bien, mon maître.

Dans la nuit baignée par une triple clarté lunaire, le carrosse roulait à la rencontre du lieu connu sous le nom de Perliche. A l'intérieur du véhicule, le Roi des Féodaux tenait dans ses bras sa plus jeune fille, la petite X'aïa. L'enfant dormait, plongée dans un profond sommeil, sa tête reposant contre la poitrine de son père. Le Maître de Nagor Djuni Kondar caressait les cheveux de la petite rouquine, âgée de cinq ans à peine. Carnicollo regardait avec effroi le roi et la princesse.

- Que Son Altesse Royale daigne me pardonner, mais il faut que je lui dise qu'Elle fait courir à la princesse un terrible risque en voulant l'exposer aux maléfices des Scornafiocres.

- Ne dois-je point comme tu me l'as déjà dit, me servir de ma fille pour entrer en communication avec les esprits des Scornafiocres?

- Si, bien sûr. C'est ainsi qu'il faut procéder. Mais enfin, Mon Seigneur devrait y renoncer. N'avez-vous point assez de pouvoir en ce monde? Dans votre harem, on compte des femmes parmi les plus belles jamais vues en nos contrées. Vos trésors rutilent de l'éclat des plus précieux joyaux et l'or ruisselle des coffres. Votre table est l'une des plus réputées de toutes les grandes cours et vos ennemis vous craignent au point même de demander la paix au prix des pires humiliations. Que pouvez-vous désirer de plus?

- Je ne te blâmerai pas pour l'audace de tes reproches car ils sont justes. Mais leur justesse ne me fera pas renoncer à mon entreprise de ce soir. Car s'il est vrai que je possède tout ce qui est désirable, l'ennui ‚treint mon âme. Je ne désire plus rien et c'est ainsi la plus terrible des morts qui me presse. Elle me pousse à me précipiter vers l'inconnu. Je tente ce soir de changer mon destin et de connaître à nouveau le désir.

Le carrosse continuait de rouler dans la nuit. Les Trois Lunes étaient pleines et blanches.

La route défila pendant deux longues heures avant qu'ils ne parvinssent à l'hypogée de Perliche. Carnicollo s'était assoupi. Son roi le réveilla brusquement en le secouant par l'épaule:

- Allez! on se bouge. Nous sommes arrivés.

- Que votre Altesse me pardonne, mais j'avais cru que tout cela n'était qu'un mauvais rêve. Dites-moi seulement que vous renoncez. Il n'est pas trop tard.

- Je suis en train de mourir, Carnicollo. As-tu compris que le goût de la vie me quitte? Il me faut secouer le joug de cette torpeur qui ruine mon âme. Viens, maintenant.

Devant eux, une imposante construction de pierres, en forme de carapace, reposait dans la Steppe des Iris. Le Roi des Féodaux, sa fille toujours endormie dans ses bras, et Carnicollo, une lanterne à la main, s'approchèrent de l'entrée de l'hypogée.

Derrière le seuil du caveau gigantesque des Scornafiocres, il faisait plus noir qu'au fond d'un puits. Le Roi et Carnicollo se regardèrent avant de se décider à entrer. Dans le jeu des lunes, les ombres des deux hommes étaient triples et se chevauchaient. Leur destin tenait au risque d'un balancement M'rakien...

Le Roi était grand et fort, et bien que jeune encore, ses cheveux avaient une couleur argentée, qu'amplifiait la clarté lunaire au jeu de beaux reflets scintillants. Les yeux du monarque brillaient silencieusement dans la nuit claire. De son pourpoint de velours noir rehaussé de saphirs, émanait une obscurité émaillée de petites lumières aux fines tonalités violacées. Dans ses bras dormait l'enfant à la blanche robe de nuit en satin. La pâle lumière nocturne léchait ses pieds nus qui pendaient. La petite fille ignorait le monde éveillé qui s'était chargé d'elle.

Carnicollo regardait son roi et sa fille. Son regard diaphane dévisageait le singulier tableau du roi et de l'enfant devant Perliche. La désapprobation se lisait dans ses yeux. Emmitouflé dans un lourd manteau rouge bordé d'hermine, le fidèle serviteur se réchauffait en se frottant le corps. Il aurait voulu dire encore une fois son désaccord, mais son maître lui fit signe de garder le silence.

Le roi, l'enfant et le serviteur entrèrent dans l'hypogée des Scornafiocres...

Ils descendirent un escalier aux marches irrégulières taillées dans la roche.

Devant eux, dans la lumière mouvante de la lanterne que tenait Carnicollo, s'‚tendait une vaste salle. La lumière d‚voilait l'espace reclus du sanctuaire de Perliche. Il n'y avait là, rien d'extraordinaire: un trône en pierre avait été dressé au fond de la salle; au centre s'élevait une pyramide à degrés. La pyramide en question n'était pas bien haute: elle ne faisait que trois mètres de haut sur trois de large et se composait de six plates-formes successives, qui diminuaient de surface au fur et à mesure des degrés. La dernière plate-forme était la plus étroite. Elle marquait le sommet de l'édification.

Carnicollo guida le Roi à travers la salle et lui expliqua l'ordonnance des deux éléments qui se trouvaient là:

- Nous y sommes, Votre Altesse: voici le Cénotaphe de Perliche. Ici gisent les esprits des Scornafiocres. Celui qui prétend prend place sur le trône de pierre, au fond. Celui qui dépend doit escalader les degrés de la pyramide et se tenir debout à son sommet.

- Je suppose que c'est moi celui qui prétend, dit le Roi.

- Oui, Votre Altesse, et c'est votre fille qui dépend. Si vous tenez vraiment à interroger les Scornafiocres, elle doit gravir la pyramide. Après quoi, je ne suis plus sûr de rien. La nécromancie est une science dangereuse et noire. Il n'est pas trop tard pour y renoncer...

Le Roi venait de prendre place sur le trône de pierre. L'enfant dormait toujours dans ses bras. Son visage, détendu sous l'effet du sommeil, avait la douceur et l'innocence de l'ange. Son père la regarda un long moment, attendri, puis il la réveilla.

La petite fille écarquilla des yeux et son regard vit flotter au-dessus d'elle le visage de son père. Elle entendit bientôt résonner sa voix qui acheva de la tirer de son délicieux sommeil:

- X'aïa, ma petite chérie, réveille-toi. Ton papa a besoin que tu lui sois aimable en lui rendant un service.

- Où sommes-nous? balbutia l'enfant.

- Chut, c'est un secret. Nous allons faire un petit jeu tous les deux ensembles. Tu veux bien?

- J'ai sommeil... se plaignit la fillette.

- Le jeu ne sera pas long et tout de suite après tu pourras dormir. Tu vois cette pyramide...

- Qu'est-ce que c'est? demanda-t-elle candide.

- Tu le sauras si tu montes jusqu'en haut. Tu es grande maintenant, tu ne devrais pas avoir peur de grimper. Vas-y, je te regarde. Allez!

La petite fille s'avança en direction de l'étrange construction. Mais avant d'atteindre la pyramide, elle s'arrêta pour se retourner vers son père:

- Papa, j'ai très peur du noir.

- Ce n'est rien ma puce. Carnicollo va t'apporter de la lumière. Allez, continue!

- J'ai peur!

- X'aïa sois un peu plus courageuse. Une princesse n'a pas peur du noir. Carnicollo est là et moi aussi. Il n'y a rien à craindre.

Bien qu'encore inquiète, la petite fille aborda le premier degré de la pyramide. Le rebord de chaque plate-forme ‚tait haut d'un demi-mètre. L'enfant hissa son frêle corps sur le premier degré en s'aidant de ses bras menus et de ses petits pieds nus. Ses orteils délicats se pliaient avec souplesse au contact de la paroi de pierre. La fillette parvint sur le premier degré.

- Bravo, ma puce! continue, ne t'arrête pas.

L'enfant escaladait méthodiquement chaque degré, marquant de courtes poses à chaque étape franchie. Elle savait maintenant pouvoir très bientôt faire plaisir à son père car il ne restait plus qu'à atteindre le sommet.

Luttant contre la fatigue, la petite fille rassembla ses forces pour se hisser jusqu'au sommet de la pyramide. Le Roi son père la fixait avec intensité. L'enfant allait vaincre l'obstacle. Elle se dressa à son faîte.

...

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