Donjon

 

Le Roi des Féodaux invita Frékaas à le suivre au sommet du donjon de la citadelle de Kalinda. Le toit de la tour était enneigé et les pas des deux hommes s'enfoncèrent, marquant de leurs empreintes l'endroit. Le ciel était gris et lumineux comme l'éclat opaque d'une perle polie. L'horizon disparaissait dans la brume. Le froid, sec et piquant, imprégnait l'air qu'animait un vent capricieux. Il venait par rafales imprévisibles puis retombait dans le silence d'une accalmie, pour réapparaître à nouveau furieusement.

Le Roi s'avança et se pencha entre deux créneaux. Frékaas observa, qu'en cette posture, le Roi des Féodaux était à sa merci. L'idée de précipiter l'homme du haut de la tour effleura son esprit. N'était-il pas son ennemi? Non, il était roi! "La main qui se lève sur le roi est une main maudite". Comme pour sonder les limites de l'interdit, Frékaas s'approcha. A ce moment là, le Roi se retourna et constata sa présence dans son dos:

- Enfin, te voilà! Approche encore, et regarde...

Frékaas obtempéra et, se penchant à son tour, il put voir, derrière une bannière taillée de gueule et de sinople au griffon d'or, une armée en train de quitter la cité de Kalinda. Les soldats s'en allaient vers le sud par le Pavé.

- Mon ami le Comte de Garch, expliqua le Roi, s'en va écraser l'ennemi derrière la forêt de Pimprenelle. Cette journée marquera la fin du despotisme de Sijaron. Ses armées vont être anéanties. Son trône vacille déjà depuis quinze longues années. L'heure a sonné où son pouvoir, jusqu'alors fissuré, doit définitivement s'écrouler. Un roi ne peut survivre sans sa noblesse. Le sais-tu, Frékaas?

- Non? répondit prudemment le jeune homme.

- J'étais, jadis, Commandant de la Conquête Royale. Ma mission était de conquérir et de soumettre les Fiefs au nom du Grand Roi Sijaron III. Dans cette fabuleuse entreprise, la fine fleur de la noblesse d'Aquebanne m'accompagnait. Nous gagnâmes rapidement sur nos adversaires des victoires et des terres, mais, tandis que nous conquissions pour lui un nouveau royaume, le roi Sijaron en profitait pour confisquer nos domaines au pays d'Aquebanne. Le Comté de Garch, le Marquisat de Garabar, la Baronnie d'Oa et tant d'autres encore, tombèrent entre les mains avides de notre royal souverain. Nous ses féaux serviteurs étions dépouillés de nos biens, non pas par une force ennemie qui nous aurait défaite, mais par un roi en qui nous avions foi et pour lequel nous donnions nos vies.

Frékaas continuait d'écouter, s'interdisant tout jugement hâtif. Il n'aimait pas ce qu'il entendait. N'était-il pas Garde d'Honneur du Roi Sijaron? Ne calomniait-on pas devant lui ce roi? Ne devait-il pas justement, de part son titre, garder l'honneur de son roi et châtier l'insolence de ceux qui lui ferait affront, quels qu'ils fussent?

- Frékaas, comprends-moi bien, insista le Roi des Féodaux. Je suis un exilé. J'ai le mal du pays. Je sais que c'est un grand malheur que la guerre, mais c'est le seul moyen qu'il me reste pour revenir sur mes terres. Ne serais-je jamais plus Baron d'Oa? Vois-tu, le destin a trouvé un prétexte pour armer ma vengeance. J'ai fédéré les Fiefs, et ce peuple indocile et violent des Féodaux est devenu sujet de mon pouvoir. Saches que je suis le premier Roi des Féodaux. Cela, Sijaron ne pouvait le prévoir. Nous, ses vassaux trahis, sommes devenus les chefs de ses pires ennemis. Après avoir conquis les Fiefs, nous reconquerrons nos domaines spoliés. Sijaron nous croyait bien assez loin pour nous dépouiller impunément, mais aujourd'hui nous sommes tout près de lui réclamer des comptes. Frékaas, as-tu choisi ton camp?

- Je ne suis qu'un Garde d'Honneur, estima le jeune homme. Je ne suis pas juge des grands de ce monde. Je ne fais qu'obéir à mon roi.

- Et qui est ton roi?

- Sijaron III.

- Ta franchise t'honore mais elle m'inquiète. Nous sommes seuls au sommet de cette tour, qu'attends-tu alors pour tuer le pire ennemi de ton roi? Tiens! prends mon épée... et si tu l'oses, tue-moi donc!

- Je n'ai pas droit de vie et de mort sur les rois, s'offusqua Frékaas. Que Votre Majesté reprenne son épée, la justice lui appartient seule.

- Ne crois-tu pas non plus être mon fils?

- Je m'y refuse également, Votre Majesté.

- La gloire, la puissance et la fortune ne t'attirent-elles pas?

- Seul l'honneur demeure!

- Si on le garde, fit remarquer perfidement le roi...

- Garde d'Honneur je suis, Garde d'Honneur je meurs. Tel est notre serment.

- Bien. Alors tu mourras, mais pas tout de suite. J'estime avoir besoin de ta mort en son heure. Il est encore trop tôt...

Le Roi des Féodaux prit alors congé du jeune Garde d'Honneur et l'abandonna au sommet de la tour à ses méditations.

L'armée du Comte de Garch avait disparu dans la brume. Les lunes pâlissaient dans la lumière du jour. Le soleil commençait à percer le sombre horizon de cette triste journée.

Frékaas pensa tout à coup à Figgil. La menace de la bataille s'avançait sournoisement vers son ami, et il ne pouvait le prévenir, retenu prisonnier. Ne s'étaient-ils pas jurés d'être côte à côte pour la bataille? Frékaas se résolut à s'évader dès que possible pour rejoindre Figgil. Mais comment allait-il s'y prendre?

Frékaas revint vers la trappe par laquelle il avait accédé à la terrasse de la tour, mais il la trouva hermétiquement close. Il frappa aussitôt du pied contre elle. Une voix fit écho au vacarme:

- Arrête, misérable! Tiens-toi tranquille. Le Roi a pensé qu'un peu d'air frais t'aiderai à mieux réfléchir. Aussi profite de la vue pour t'éclaircir les idées. Et ne m'échauffe plus les oreilles!

Frékaas recula, indigné. Il était prisonnier au sommet du donjon...

Le jeune homme s'empressa d'inspecter l'environnement immédiat de son lieu de détention. Evidemment, cette aire était perchée trop haut pour qu'il envisageât d'en escalader la paroi. Et puis avec quel matériel tenterait-il un tel exploit? Il fallait se résoudre à attendre patiemment là...

Frékaas s'était finalement assis sur un créneau, ses jambes balançant dans le vide. En dessous de lui, seule anomalie à l'appareillage du mur d'enceinte, un petit balcon formait un saillant. L'étroite coque de pierre se dressait à six mètres sous ses pieds. Il pourrait toujours essayer de sauter jusque là? Impossible, se ravisa-t-il aussitôt.

Un quart d'heure passa... Un bruit résonna. Une fenêtre venait d'être ouverte. Une jeune femme se présenta au balcon. Frékaas distingua sa chevelure châtain, ses épaules de noir vêtues, ainsi que l'étoffe de la robe qui encerclait sa taille. Amusé, le jeune homme ramassa de la neige, façonna une boule bien garnie et se pencha de nouveau au créneau. Finalement, après avoir ajusté son tir, il lâcha la boule de neige. Le projectile toucha avec une précision diabolique le cou de la jeune fille, qui poussa un cri de stupeur! Elle se retourna et leva aussitôt la tête, ses yeux émeraudes scrutant le ciel. Frékaas, le visage légèrement penché en avant, observa entre ses jambes les réactions de la jolie victime. En effet, elle était belle, admira-t-il. Mais, ce premier constat acquis, il fut également vite renseigné sur son caractère:

- Espèce de malotru! l'interpella la jeune fille. Abjecte tortionnaire, ne vous suffit-il pas que je sois votre prisonnière, encore faut-il que vous m'infligiez de surcroît les pires brimades?!

- Les pires brimades... Vous y allez un peu fort, contesta Frékaas. Ce n'était qu'une petite boule de neige de rien du tout...

- J'en ai plein le cou de cette neige glacée. Et n'allez pas me faire croire que c'est agréable! On dirait qu'on vient de me glisser des glaçons dans le dos...

- Mais arrêtez de remuer comme ça, vous fournissez à la neige l'occasion de vous chatouiller davantage.

- Et puis quoi encore! A vous écouter, la neige serait devenue intelligente! Suis-je à vos yeux si sotte pour que vous m'expliquiez comment me débarrasser d'un peu de neige?!

- Je voulais juste être aimable, c'est tout.

- En me lançant un paquet de glace sur le coin de la figure!

- Ce n'était qu'une petite plaisanterie. Je vous prie de bien vouloir me pardonner...

- Soit, j'y consens. Mais ne recommencez plus, geôlier!

Il y avait tant de mépris dans l'évocation de ce nom, que cela fit sourire Frékaas.

-Alors, ainsi, êtes-vous prisonnière? Cela ne semble guère vous plaire?

- Devrais-je m'en réjouir? rétorqua la jeune fille.

- Tout autant que moi je suppose. Car je suis moi-même prisonnier.

- Vous me prenez vraiment pour une gourde!

- Non, non, je vous l'assure. On me séquestre au sommet de ce donjon. Je suis livré au vent et au froid tout le jour.

- Mais c'est horrible! Ne savent-ils pas que la saison est hivernale?

- Ils ne le savent que trop bien.

- Mais alors, est-ce à dire que vous êtes un bien grand criminel pour souffrir un si cruel châtiment?

- Sans vous offenser, je ne pense pas être plus coupable que vous.

- Mais je suis innocente! s'offusqua la jeune fille.

...

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