Un visiteur indésirable

 

Le domaine de Guérande se situait à une trentaine de kilomètres au nord-ouest du gros bourg de Fendweek. Un chemin de campagne partait du Pavé pour rejoindre le manoir de la Seigneurie de Guérande. Dans un paysage d'une blancheur glacée, où les sapins ployaient sous le poids de la neige, une imposante bâtisse faisait irruption, hérissée de pignons aigus. C'était le manoir des Seigneurs de Guérande.

Il serait difficile d'imaginer un lieu plus solitaire pour y bâtir une demeure. En cet endroit retiré et affreusement pâle, le regard ne pouvait capter des choses que des lueurs lugubres et inquiétantes. C'était pourtant en cette terre fermée sur elle-même et effacée que Bergald de Guérande avait choisi d'établir sa retraite. Après avoir été Gardien des Marches du Nord pendant une cinquantaine d'années de bons et loyaux services, ce noble seigneur d'Aquebanne préféra fuir les visages de la cour et même ceux de sa propre famille.

Cependant, malgré les rigueurs de l'hiver, un voyageur avait décidé de rendre visite à l'ermite.

Le visiteur qui se présenta en cette fin du cycle des Trois Lunes de M'Rak n'était autre qu'une visiteuse. Sa venue procura au vieil homme reclus une grande joie mais d'un mouvement d'âme égal une grande peine aussi.

La visiteuse avait l'éclat et le charme de la jeunesse, aussi, en la voyant, Bergald en conçut-il une profonde allégresse, que la surprise et la beauté du visage qu'il découvrit en entrebâillant sa porte provoquèrent. Mais soudain, l'espace d'un sourire de bonheur, le vieux seigneur fut parcouru par le doute et affligé par un souvenir insupportable. Il aurait presque préféré refermer sa porte sur le nez de la visiteuse pour qu'elle fuît le lieu de ses songes maudits, mais la tempête rugissait dehors. La jeune visiteuse et son escorte avait grand besoin de trouver place à l'abri de la demeure et de se réchauffer auprès d'un bon feu. Bergald, sans le vouloir, leur offrit donc son hospitalité.

Dans la vaste salle de réception, qui n'avait plus vu d'hôte depuis fort longtemps, la visiteuse et son escorte s'installèrent devant la cheminée. Les flammes crépitaient dans l'âtre. Pour les étrangers venus du froid, tout le génie de l'homme brillait dans la chaleur de ce feu domestiqué.

Deux pages, aux beaux visages angéliques, aidèrent la jeune visiteuse à retirer son manteau de fourrure d'hermine. Bergald de Guérande put admiré une jeune fille gracieuse. Elle était habillée d'une robe de velours noir, ajourée aux manches et au col de dentelles de glaneck d'une blancheur immaculée. Son visage respirait la santé et ses joues s'empourprèrent au contact de la chaleur qui emplissait le salon. Les yeux de la jeune fille brillaient d'un vert émeraude avec des nuances de reflets précieux et éblouissants. La bouche était fine et délicate comme un bouton de rose, le nez petit et mutin, les pommettes saillantes et mouchetées de taches de rousseurs, le front lisse et sensible sous une longue chevelure chatoyante.

Se retournant vers Bergald, la jeune fille, dans un élan du coeur, se jeta dans ses bras pour l'embrasser. La fraîcheur du parfum de la jouvencelle caressa sa figure. Dans l'étreinte, la saveur de la jeunesse rappela au vieil homme combien il était devenu vieux. La solitude l'avait comme momifié dans la vieillesse plus vite que ne comptent normalement les années. La spontanéité et la vigueur de la jeune fille émurent le rude Bergald, dont l'oeil paresseux laissa échappé une grosse larme.

- Allons, grand-père, le gronda gentiment la jeune fille, je ne suis pas venu pour te chagriner. Donne-moi plutôt un sourire et dis-moi que tu es content de me voir.

- Je suis bouleversé, sanglota le vieil homme qui, vaincu par la surprise et emporté par un terrible chagrin, s'effondra sur une banquette.

La jeune fille s'approcha aussitôt à nouveau de lui pour le serrer davantage encore dans ses bras. Elle partagea instinctivement sa douleur et pleura avec lui, mêlant ses larmes aux siennes en frottant son visage contre le sien. La candeur de l'enfant interrogeait alors la détresse du vieillard. Silencieusement, la douceur l'emporta sur la crainte et Bergald offrit à sa petite fille un sourire lumineux, qui devait aussitôt éblouir ses yeux d'émeraude.

Bergald de Guérande se redressa en portant la jeune fille dans ses bras. Il la contempla. La force se répandait à nouveau dans ses membres fatigués et il soutenait sans effort, dans cet instant magique, celle qu'il voyait lui témoigner tant d'affection.

Sa petite fille s'appelait Amasia. Elle était la fille de Ranarielle la Douce et de Brigwald Riwë Sill, Prince de Sarde. Les parents d'Amasia chérissaient leur fille unique plus que tout au monde et les sujets de Sarde vénéraient en elle l'image d'une déesse. La jeune fille était considérée comme une enfant sacrée par le peuple de Sarde. Dans son pays, on ne craignait pas de dire qu'un seul de ses regards pouvait combler une vie. Ses parents, il est vrai, ne doutait pas que l'enfant fût la plus belle de toutes les présences dont le ciel avait béni leur existence.

- Grand-père, comme je suis heureuse de faire ta connaissance. Le désir de te rencontrer a été plus fort que l'hiver. Mon père le Prince m'a permis de venir t'offrir mon compliment. L'émotion qui nous a emporté dans un premier élan insoupçonné, m'a fait oublier le beau compliment que je t'avais préparé. Nous nous sommes reconnus sans cela car nos coeurs sont unis au-delà des mots. Veux-tu, Grand-père, entendre mon compliment?

- Ce sera avec joie.

- Une princesse aussi belle soit-elle, aussi entourée et servie aimablement soit-elle, aussi adulée et aimée soit-elle, ne peut vivre dignement sans saluer cet homme, qui plus qu'un autre porte son histoire par la vie qu'il a transmise. Tu es le Papa de mon Papa et il n'est pas de plus grand titre à mon coeur que celui-ci.

Un silence étrange répondit en un écho muet aux paroles de la Princesse Amasia. Bergald restait interdit, sans voix et sans volonté. Devant lui, la princesse se tenait debout, crispée dans l'attente d'une réaction. Elle s'empressa de rompre le sortilège en exécutant une gracieuse révérence. Mais rien ne semblait pouvoir arracher Bergald à sa stupeur.

...

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