Le cep et le glaive

 

Les Trois Lunes Pendulaires balançaient aussi dans le ciel au-dessus du pays de Kadar. Là aussi M'rak oscillait, testant le destin, comptant les jours des hommes pour la peine ou le bonheur, et hésitant encore et toujours entre le bien et le mal.

La patrie des Kadaréens s'étendait du sud-est du royaume d'Aquebanne jusqu'aux Monts Cendrés. C'était un pays de grandes plaines boisées. La nature y respirait dans le vent, léger et rafraîchissant l'été, froid et mordant l'hiver.

On se trouvait, ici, loin de la Steppe des Iris et des Fiefs des Féodaux, mais il neigeait également abondamment sur le pays de Kadar.

Dans le Bois de Roconval, en plein milieu du territoire des Kadaréens, fumait la cheminée d'une petite chaumière aux belles pierres bleues et au toit recouvert d'une bonne épaisseur de flocons blancs. Une source coulait à proximité, mêlant au sifflement des rafales du vent la mélodie cristalline du chant de ses eaux. Les formes, les couleurs et les ombres avaient disparu sous la blanche toison neigeuse. La petite chaumière semblait devoir peu à peu succomber à l'engloutissement. La neige au sol paraissait vouloir rejoindre le manteau neigeux du toit, et la façade bleutée de la maison s'effaçait lentement sous sa montée.

Devant la chaumière, un jeune homme s'affairait, une pelle à la main. Il s'échinait à repousser le déversement des flots de flocons. De la buée sortait de sa bouche et ses cheveux avaient la couleur d'un autre âge. Energiquement, le déblayeur s'activait pour désenclaver sa maison natale. C'était le plus rude de tous les hivers qu'il avait connu en quinze ans d'existence.

A l'intérieur de la gentille chaumière, ses parents, ses deux jeunes soeurs et le tout petit dernier profitaient de la chaleur d'un bon feu. L'espace de la maisonnette était agréable mais sans luxe. Il y avait une cheminée de pierre avec dans un coin une réserve de stères de bois, une table autour de laquelle la petite famille prenait ses repas, une mezzanine où couchaient les enfants et que soutenait un grand lit à portes coulissantes qui ressemblait à une armoire. Il y avait, aussi, une trappe qui donnait accès à une cave, dans la tiédeur de laquelle le père de famille conservait du bon vin et des victuailles pour passer sans peine l'hiver à l'abri des soucis. On sentait, en parcourant du regard l'espace intérieur de la maison, qu'une famille y vivait heureuse, sans complication et sans l'encombrement de richesses superflues. Il y avait là le nécessaire et le bonheur partagé de vivre ensemble dans l'amour d'une famille unie.

Près du feu, Coralysse, la jeune maman, donnait à téter son sein à son petit dernier. Hairbald, son époux, les regardait. L'enfant buvait gloutonnement le lait qui perlait du sein blanc de sa mère. Sous la table à côté d'eux, Lay Aln et Camilia, deux jumelles rouquines, jouaient avec leurs poupées de son. Les deux soeurs étaient en train de confectionner, à partir de tissus récupérés, de nouvelles toilettes pour habiller leurs "bébés" comme elles disaient.

Coralysse observait attentivement de ses grands yeux clairs le petit téter. De temps en temps, une des mains de la jeune femme se séparait un court instant de son enfant pour repositionner son sein contre la bouche du petit gourmand; ou encore dégageait-elle son bras pour remettre en place ses longues et belles mèches blondes, qui tombaient devant son visage penché sur le nourrisson.

Hairbald, attendri, regardait silencieusement, passant sa large main dans les méandres de sa barbe broussailleuse. Sur son crâne chauve luisaient les reflets de l'âtre. Le feu crépitait; les bûches craquaient en cédant à la chaleur des flammes.

Coralysse redressa la tête vers son époux et lui parla:

- Il doit faire très froid dehors. Il faudrait dire à Frékaas d'arrêter son travail et de rentrer. Cela fait plus d'une heure qu'il est sous la neige. Je ne voudrais pas qu'il attrape mal.

- Tu sais, c'est un homme maintenant. Aujourd'hui nous allons lui fêter ses quinze ans. C'est l'âge de la maturité chez les Kadaréens. Il pourrait même décider de partir s'il voulait.

- Je n'aime pas que tu évoques ces choses. Ne sommes-nous pas bien tous les six ensemble?

- Tu le sais parfaitement, ma colombe: c'est un pur bonheur.

- Je te remercie, Hairbald, pour nous tous. Tu es doux et bon. Je t'aime.

- Moi aussi je t'aime Coralysse, et tu es encore plus douce et bien meilleure que moi.

- C'est grâce à toi. Tu m'as gardée fidèle aux dons que m'avait accordé Dolia.

Hairbald se leva et alla embrasser son épouse: il posa un baiser sur son front, puis un autre encore, qu'il déposa cette fois-ci sur ses lèvres, et que la jeune femme accueillit avec ferveur.

Le nourrisson se mit à pleurer: dans le mouvement de l'étreinte des adultes, il venait d'être privé du sein de sa mère.

- Il ne peut pas y en avoir pour deux à la fois, dit en souriant la jeune maman.

- Quel sacré tempérament a ce petit! Tu as vu comment il dévore ton sein?

- Oui, il tient de son père, se moqua gentiment Coralysse.

Hairbald alla se rasseoir en face de son épouse pour attendre patiemment son tour...

- Tu n'oublies rien? lui demanda Coralysse.

- A quoi veux-tu faire allusion?

- Ne viens-tu pas de me rappeler que c'est aujourd'hui l'anniversaire de Frékaas?

- Ne t'en fais pas, j'ai un superbe cadeau à lui offrir.

- En attendant, il est dehors à se geler...

- Ah! excuse-moi, je vais le prévenir. Ne bouge pas, je vais le chercher...

Hairbald se leva et sortit pour aller trouver Frékaas. Il était temps qu'on lui fêtât son anniversaire: le jour déclinait déjà. Les Trois Lunes Pendulaires couraient dans le ciel sous l'effet d'optique de la course de nuages filandreux et noirs.

Par la fenêtre de la chaumière, Frékaas observait sa mère ranger son sein dans son corset, puis en renouer les lacets.

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