La guerre des couleurs

 

L'hiver recouvrait de sa neige le Pays des Féodaux. Le vent soufflait sur la Steppe des Iris, emportant par bourrasques des myriades de flocons, qui venaient recouvrir les remparts et les toits de la cité de Nagor Djuni Kondar. Sur la capitale des Féodaux, la nature avait déposé un voile d'une blancheur immaculée.

A l'intérieur du palais royal, on entendait le vent siffler et battre contre les fenêtres. Dans la salle des audiences, à l'abri de murs épais et de vitraux devenus opaques au contact de la neige, le Roi de Nagor Djuni Kondar recevait la visite de ses sujets de marque et des ambassadeurs des contrées voisines.

La salle des audiences était triangulaire. On entrait par une des pointes pour faire face au siège du roi. Les deux autres côtés de la figure géométrique étaient munis de stalles en bois d'acajou, et, entre celles-ci, s'alignaient deux grandes cheminées, où crépitait un feu toujours bien entretenu. Les murs de la salle étaient percés de vitraux, dont l'emplacement régulier alternait avec des tapisseries couleur safran, décorées de motifs noirs tarabiscotés. Les vitraux blanchissaient progressivement avec la neige qui venait s'y coller.

Les dalles de la salle avaient été taillées dans du lapis-lazuli. Au fil des visites incessantes depuis des siècles, elles étaient devenues avec l'usure du temps concaves et grisâtres.

Trois coups du lourd bourdon que maniait le Chambellan de la Maison Royale de Nagor Djuni Kondar résonnèrent contre une dalle. Puis, d'une voix de stentor, le Chambellan annonça le visiteur:

- L'Immortel Duilin de Fairydell, Ambassadeur de Sa Très Gracieuse Majesté le Roi d'Aquebanne, Sijaron III!

Un homme fit son entrée en avançant sur les dalles usées. Ses yeux mauves brillaient d'excitation et ses longs cheveux argentés flottaient légèrement sur ses épaules. Il portait une cape écarlate et arborait une tenue d'apparat rutilante. L'Immortel, richement drapé de broderies serties de gemmes multicolores, s'approcha majestueusement du siège du Roi des Féodaux. Puis il le salua d'une belle révérence de circonstance.

- Honneur, gloire et longue vie au Souverain de Nagor Djuni Kondar, déclara l'ambassadeur en préambule à son audience.

- Merci, répondit le Roi avec une fausse modestie flagrante. Mais que nous vaut la visite de l'Ambassadeur d'Aquebanne?

- C'est avec une joie non feinte que nous considérons cette audience que Votre Altesse Royale a bien voulu nous accorder.

- L'inverse, cher ambassadeur, aurait signifié la guerre, commenta le Roi.

- J'espère que l'entente l'emportera en toute circonstance nouvelle entre nos deux royaumes.

- Il va de soi, rappela le Roi, que nous avons quelques griefs à formuler.

- Nous vous sommes tout ouï. Ma visite n'a nul autre objet que de recueillir vos légitimes demandes.

- A vous entendre, nous pourrions croire que le Roi d'Aquebanne désire assouplir son attitude à notre égard. Alors, ainsi, nos demandes seraient devenues légitimes?

- Nous les supposons telles puisqu'elles émanent de la sagesse d'un grand monarque.

- Vous nous flattez mais vous ne répondez pas en vérité. Si la diplomatie ne prétend qu'à la politesse et à des visites de courtoisie, vous pouvez dès à présent vous retirer et transmettre également à votre roi nos compliments et notre admiration. Cela ne coûte rien, mais cela ne change rien. Maintenant, veuillez Nous laisser...

- Votre Altesse, intervint l'Immortel. Si vous en avez fini avec l'Ambassadeur d'Aquebanne, accorderiez-vous une audience au simple particulier que je suis?

- Pourquoi pas. Mais que votre propos soit propre à susciter notre intérêt, cette fois!

- Je n'en doute point. Cependant, j'eusse préféré, Votre Altesse Royale, que mes confidences durant l'audience accordée se déroulassent dans la plus stricte discrétion...

- Soit! Nous allons congédier les gens du protocole qui encombrent les stalles de notre salle des audiences. Messieurs,veuillez sortir. Nous vous ferons mander dès que cela sera à nouveau utile.

Les courtisans se retirèrent dans un brouhaha de commentaires indignés. Les deux battants de la porte de la salle des audiences se refermèrent derrière eux. Il ne restait plus là que le Roi et l'Immortel:

- Et bien, je vous écoute: qu'avez-vous à me dire qui réclame autant de précautions?

- Le Roi d'Aquebanne vous reproche de l'avoir trahi...

- Si c'est tout ce que vous avez à me dire, s'emporta le Roi, sortez sur le champ!

- Je peux moi aussi trahir mon roi, glissa insidieusement l'Immortel.

- Comme vous l'insinuez, votre trahison pourrait ressembler à la mienne. Serait-elle approchante dans sa motivation?

- Elle serait parfaitement similaire si Votre Altesse Royale m'en donnait l'impulsion.

- Vous êtes Immortel, m'avez-vous dit?

- Si Votre Altesse en doute, qu'elle me transperce le corps de son épée pour en juger.

- Là dessus je vous ferai confiance. En définitive, j'aimerais plutôt croire que vous l'êtes. A vrai dire, cela m'arrange et m'amuse que vous soyez un Immortel. Mais je m'égare. Revenons à ce que vous me suggériez...

- Assurez-moi de votre attachement et je vous livre Aquebanne.

- Soit! je vous accorde mon soutien. C'est toujours un plaisir inlassable que d'être le témoin d'une trahison.

- Ne vous moquez point! dit sèchement l'Immortel en haussant subitement le ton. N'êtes-vous pas en la matière le pire des félons?! Je n'ai pas à recevoir vos moqueries, c'est à vous en premier qu'elles font injures! Qu'au moins entre eux, les traitres parlent à visages découverts!

- Tout doux, mon ami! Je ne me plais pas à vous entendre parler de la sorte. Je suis roi!

- Quant à moi, je me suis trompé sur votre compte. De la trahison vous n'avez que la faiblesse du vice. J'en garde pour ma part très consciemment le goût de la tragédie qui l'inspire.

- Et bien soit! coupa le roi. J'accepte de donner dans le drame. Mais je vous préviens, ce sera de la grande tragédie. Et au dernier acte, vous serez broyé!

- Peu m'importe pourvu que je me venge! Car je suis déjà maudit. La fatalité me tord sans trêve les boyaux. Je n'aspire plus qu'à la vengeance.

- Je peux quant à moi, expliqua le roi, vous aidez à réussir votre vengeance. Votre personnage ne manque pas en effet d'intérêt, et c'est pourquoi je vous promets un grand rôle dans le chef-d'oeuvre que je m'apprête à écrire. Pour tout dire, l'Immortel rebelle est une des pièces majeures du puzzle constituant le drame. Je vous engage vivement à me suivre. Qu'en dites-vous?

- J'accepte, mais à la condition que vous me nommiez à la tête de l'une de vos armées et que me revienne la moitié du fruit du pillage d'Aquebanne.

- J'accepte vos conditions car elles vont dans le sens que je désire. La ruine d'Aquebanne me réjouira certainement, et c'est pourquoi je projette de marcher contre le royaume de Sijaron dès que les beaux jours seront revenus.

- Il serait préférable de ne pas attendre pour attaquer. Je suis pour une action immédiate. A ce propos, et puisque nous marchons maintenant ensembles dans la trahison, j'ai des informations de la plus haute importance à vous transmettre.

- Je vous écoute.

- La dernière fois que les Féodaux ont tenté de franchir l'Aspholos, ce fut un échec sanglant. Il y a quinze ans, le roi Sijaron avait remis en fonction la Tour du Feu des Premiers Nés, qui se trouve sur la frontière dans l'Odja-Däro. Depuis cette tour, ses occupants peuvent observer les moindres mouvements ennemis et prévenir depuis ce phalène leur venue en alertant le Gardien des Marches du Nord par un code lumineux. C'est ce qui a permis à l'époque de bloquer à temps le déploiement des troupes du Comte Erskine qui tentaient d'envahir Aquebanne par l'Odja-Däro. Il se trouve que j'étais à ce moment là sur la tour et que j'en suis encore aujourd'hui le responsable. Je vous laisse mesurer tout le profit que Votre Altesse pourrait tirer de cette situation.

- Sans vouloir vous froisser, je ne vois pas très bien...

- C'est pourtant clair, fit remarquer l'Immortel. Depuis la tour et en en manipulant à notre avantage le code, je pourrai désinformer l'adversaire et conduire les mouvements de ses troupes pour leur plus grand péril et pour notre plus éclatante victoire. Si Votre Altesse le permet, je me proposais même d'appeler ce nouvel art militaire, la guerre des couleurs. A en juger ensuite par l'exposé de mon stratagème, vous conviendrez avec raison du choix judicieux de ce nom.

- Et en quoi consiste votre plan pour cette fameuse guerre des couleurs?

- Vous allez très vite comprendre. C'est très simple: il nous suffira de...

Dans le plus grand secret, l'Immortel expliqua son plan en en chuchotant la substantifique moelle à l'oreille de plus en plus attentive de son nouveau maître, le Roi des Féodaux.

Au poignet de l'Immortel brillait l'étrange bracelet d'Alfée...

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