Roule en beau carrosse!

 

Le carrosse filait droit vers le sud, emportant Frékaas et Amasia, qui observèrent non sans soulagement qu'ils étaient maintenant hors de vue de Kalinda. Reclus dans le coffre arrimé à l'arrière du véhicule, ils se préparèrent à faire un long voyage. Dehors, il ne neigeait plus, le ciel semblait même presque dégagé. Mais tout autour d'eux, le paysage qu'ils traversaient, reposait sous un épais manteau blanc. Sur leur gauche, au loin, perdue dans la brume, les deux fugitifs pouvaient apercevoir la bordure de la profonde forêt de Pimprenelle. Pour Frékaas, leur destination demeurait mystérieuse, certes non pas quant à sa direction, car ils filaient sans conteste vers le sud, mais quant à son objet. Car enfin, pourquoi un carrosse transportant des Féodaux prenait-il seul le chemin du Royaume d'Aquebanne? Ceux-là ne pouvaient pas en effet prétendre à eux seuls envahir Aquebanne! S'agissait-il alors d'une expédition de saboteurs ou d'espions? Frékaas s'interrogeait...

Amasia commençait à éprouver de la gêne à demeurer prostrée dans l'espace réduit du coffre. Elle se plaignit de ce que ses jambes étaient dévorées par des vagues irritantes de fourmis.

- Frékaas, gémit-elle, je suis toute courbaturée. Je ne sens plus mes jambes. C'est très désagréable et il ne fait aucun doute que je ne saurais supporter plus longtemps ce supplice.

- Attendez, je vais dégager mon bras, vous serez plus à l'aise. Vous pouvez aussi vous appuyer sur moi, je n'y vois aucun inconvénient. En tout cas, trouvez une pause aussi confortable que possible et gardez-la, le voyage risque d'être encore long.

- Mais mon pied droit est encore tout tordu. Où puis-je le glisser?

- Eh! attention. Vous m'écrasez les doigts...

- Je vous prie de m'excuser. Je n'ai pas fait exprêt, on y voit rien à la vérité. Aïe!

- Excusez-moi. Votre tête ne vous fait pas trop souffrir? La mienne, je le sais bien, est dure comme le bronze.

- Vous m'avez défigurée! J'ai une grosse bosse...

- Attendez... montrez-moi un peu ça.

- Non! Aïe! Ne bougez plus! le supplia la princesse. Vous m'écrasez le bras. Mais c'est insupportable comme vous êtes maladroit.

- Vous avez raison: on ne pourra pas tenir éternellement emberlificoter de la sorte. C'est une véritable torture Tokle.

- N'avez vous pas honte de me traiter de bourreau Tokle? Ma présence vous est-elle si désagréable?

- Non point, se récria Frékaas, mais avouez que la situation n'est guère plaisante.

- Aïe! Mais cessez donc de gesticuler! Vous allez me pocher les yeux ou me casser des côtes.

- Ma main?! Je vous l'ai déjà signalé: vous m'écrasez les doigts.

- Bon, ça suffit! s'exclama la princesse. Il faut porter remède à ces indélicatesses. Voulez-vous?

- Attendez que je réfléchisse...

Frékaas souleva légèrement le couvercle du coffre. De l'air froid vint piquer son oeil. Le jeune kadaréen observa que deux cavaliers escortaient l'arrière du carrosse. Ils portaient chacun un plastron noir de cuir clouté, un manteau épais et un bonnet de fourrure, et à leur ceinture, pendait une rapière. Ils n'avaient pas l'air commode... Leurs chevaux écumaient.

Frékaas en déduisit, puisqu'il avait vu trois cavaliers au départ dans la cours du donjon, que le troisième membre de l'escorte devait caracoler seul en tête. Avec deux gardes derrière, il lui apparut également évident que toute tentative de sa part pour sortir directement du coffre serait immédiatement découverte; qu'elle avorterait, et qu'Amasia et lui-même se retrouveraient à nouveau prisonniers.

- Alors? demanda la princesse. Avez-vous trouvé un moyen pour mettre fin à cette torture Tokle?

- La chose se présente mal. Deux cavaliers nous suivent de trop près. Si nous décidions de sortir de notre cachette, nous ne pourrions échapper à leur vigilance. Et puis, du reste, si nous quittions le coffre, que ferions-nous ensuite? Je crois savoir qu'il vous serait encore plus désagréable d'avoir à courir dans la neige et le froid. Nous sommes à n'en point douter encore très loin du bourg de Fendweek. Il ne nous reste plus qu'à prendre notre mal en patience...

- Je ne m'y résouds pas, protesta la jeune fille. Par tous les Tokle, je vous somme d'arrêter cette horrible séance de contorsionniste. Vous m'entendez!

- Soyez un peu raisonnable. Et ne parlez pas si fort... Je vous rappelle que nous sommes des passagers clandestins. Notre patience est le gage de notre survie.

- Vous avez certainement raison, mais l'endolorissement de mes pauvres petites articulations réclame qu'on m'installe en un lieu plus confortable. J'exige de voyager dignement et agréablement.

- Vous exiger? releva Frékaas. Je n'en reviens pas! C'est à croire que vous n'avez rien appris des derniers événements. Et puis comment osez-vous exiger? De quel droit m'obligeriez-vous?

- Du droit qui est le mien sur tout ceux qui me sont inférieurs.

- Inférieurs?! bafouilla Frékaas saisit de surprise et d'énervement soudain.

- Oui.

- Et comment cela?! s'emporta le kadaréen.

- Parce que je suis princesse, déclara sentencieusement Amasia.

- De toute manière, je n'obéis qu'au Roi d'Aquebanne et à l'Autocrate de Kadar.

- Je suis la Princesse Amasia de Sarde. Le Roi d'Aquebanne est un ami très cher de mon père, aussi, je vous invite à plus de respect et d'obéissance envers ma personne, si vous ne voulez pas finir votre carrière de Garde d'Honneur dans une geôle humide.

- Ma parole, cela ressemble à du chantage.

- Obéissez-moi et tout se passera bien pour vous. Si vous parvenez à me sortir de ce coffre pour une place confortable, sûre et chauffée, je vous promets de parler en votre faveur au Roi, qui ne manquera certainement pas de vous récompenser généreusement pour ce que vous aurez fait pour moi.

- Je veux bien croire que vous êtes une princesse, lâcha dégoûté Frékaas. Vous êtes trop capricieuse et vaniteuse pour ne point l'être!

- Je me passerais volontiers de vos commentaires. Faites donc ce que je réclame.

- Soit!

Aussitôt, Frékaas sortit de sa poche un canif. Il souleva ensuite légèrement le couvercle du coffre et commença à couper une des sangles qui retenait le bagage sur le bastingage arrière du carrosse. Ceci fait, il se mit à attaquer de la lame de son canif la seconde et dernière sangle.

- Mais que faites-vous? s'inquiéta Amasia. Nous allons partir à la renverse!

- Oui! confirma Frékaas, déterminé.

Puis il referma le couvercle du coffre et invita Amasia à bien se cramponner.

A l'extérieur, les lanières de la dernière sangle achevèrent de s'effilocher. La sangle lâcha. Une à deux minutes passèrent, durant lesquelles Frékaas et Amasia attendirent, crispés l'un contre l'autre, la chute du coffre sur la chaussée. Les vibrations montant de la route pavée déplaçaient lentement, mais inexorablement, le coffre le long du bastingage. Une partie du coffre était maintenant suspendue dans le vide...

Un bruit de sabots éclaboussa de son écho sec le silence enneigé de la route. Une voix s'éleva ensuite, qui déchira l'air saturé de brume:

- Halte! Conducteur, arrête ton bastringue! Le coffre à l'arrière fout le camp!

- Oh! oh! hep là! cria le cocher en tirant sur les rennes de l'attelage.

Le carrosse s'immobilisa peu à peu. Les roues arrières du véhicules chassèrent sur la chaussée verglacée, mais tout se stabilisa finalement sans heurt.

- Que se passe-t-il? demanda le Capitaine Toshkoz en passant la tête par la fenêtre de la porte du Carrosse.

- Capitaine, les sangles de votre bagage viennent de lâcher; un peu plus nous le perdions.

- Ce n'est pas mon bagage, rectifia Toshkoz, mais celui de l'Ambassadeur. Veillez à le bien arrimer, cette fois. Dès que ce sera fait, nous repartons. Allez!

- Capitaine, les courroies sont mortes. Le coffre ne tiendra jamais en place si l'on ne peut pas l'attacher.

- Mais que me chantez vous là? Par quelle miracle les sangles ont-elles pu toutes lâcher. Bon. Bref. Chargez le bagage à l'intérieur de l'habitacle du carrosse. Il ne se dérobera plus. Allez!

- A vos ordres, Capitaine.

Les trois hommes de l'escorte mirent pied à terre et s'emparèrent du coffre pour le charger dans le carrosse. Dans l'habitacle, le Chevalier Bélaor d'Armebrave serra ses jambes contre la portière du fond pour faire de la place à l'encombrant colis. Toshkoz à son tour s'installa de son mieux. Il allongea ses jambes sur une des banquettes.

La translation du coffre achevée, le carrosse reprit sa route. Après avoir regagné de la vitesse, le véhicule se mit à glisser à nouveau rapidement le long du Pavé.

- Monsieur l'Ambassadeur, c'est un bien encombrant bagage que vous avez là, fit remarquer le Capitaine.

- S'il était à moi, rectifia le Chevalier Bélaor, je vous répondrais que oui. Mais voilà, ce coffre n'est pas le mien. On a dû se tromper à Kalinda lors du chargement.

- Ah! Vous en êtes sûr?

- Voyons. Observez: ceci est un coffre d'appartement. Ce serait bien trop lourd pour convenir de malle de voyage.

- Certes. Mais que peut-il donc bien contenir?

- Ne vous impatientez pas pour le savoir, car, n'étant pas le propriétaire de ce coffre, je n'en possède pas davantage la clef. Il faut vous résigner à le conserver clos.

- A la pointe de ma dague, je pourrais toujours en forcer la serrure.

- Faites attention de ne pas vous couper, plaisanta le Chevalier...

Quelle ne fut pas la surprise du Chevalier et du Capitaine, lorsque Frékaas bondit du coffre tel un diable de sa boîte!

Le jeune kadaréen bouscula le Capitaine, le coucha en le serrant sur la banquette, son canif sous la gorge.

- Ne bougez pas ou je le tue! lança Frékaas à l'adresse du Chevalier pétrifié.

Le Capitaine, la lame de Frékaas sur la gorge, eut du mal à déglutir. Le kadaréen gardait aussi un oeil sur le Chevalier et attendait sa réponse... Le Chevalier retrouva ses esprits. Puis, sur un ton dégagé, il répondit à Frékaas qu'il pouvait tuer à sa guise le Capitaine Toshkoz. Ce fut alors au tour de notre héros de se montrer étonné:

- Mais qu'est-ce à dire? La vie d'un de vos hommes n'aurait à vos yeux aucune valeur?

- Encore faudrait-il que ce fût un des miens, expliqua le Chevalier. Car je suis pour ainsi dire comme le prisonnier de cet homme que vous menacez ostensiblement.

- Dois-je en déduire, se risqua à demander Frékaas, que nous sommes tous deux du même parti?

- En la circonstance, en effet, les ennemis de mes ennemis sont mes alliés. Soyez le bienvenu. Ah! Permettez-moi de me présenter: je suis le Chevalier Bélaor d'Armebrave, Gardien des Marches du Nord.

- Enchanté, bafouilla Frékaas. C'est curieux, j'ai comme l'impression de vous avoir déjà rencontré...

- Je partage également à votre sujet cette étrange sensation. Qui êtes-vous?

- Frékaas, fils d'Hairbald, Garde d'Honneur du Roi Sijaron III.

- Par les Cornes de Daccrott! Le fils du meurtrier de l'apothicaire! Mais que faites vous ici?

- Je vous retourne la question.

- Non, répondez le premier.

- Et bien, j'escorte une princesse. Enfin, elle se prétend telle...

- Pas du tout! intervint Amasia en sortant à son tour du coffre. Je suis bel et bien Amasia de Sarde.

- Oh! laissa échapper de stupeur le Chevalier. Votre Altesse est...

- Oui! dit sèchement Amasia. Je suis outrée des injures et des torts que je n'ai cessés de subir depuis mon entrée en Aquebanne. Il va sans dire, Monsieur le Gardien des Marches, que cela se saura en haut lieu. L'hospitalité d'Aquebanne est plus rustre que celle des Fung du Bahirr. Et puis ce jeune Garde d'Honneur est aussi peu honorable qu'un Ougabashi sauvage! Quant à vous, je me demande quelle sorte d'autorité vous exercez pour que règne autant d'anarchie en ces terres!

- Mais, Princesse, c'est la guerre...

- Et vous n'auriez pas pu m'en prévenir? J'aurais retardé d'autant mon voyage. Votre incompétence est confondante. Et puis, par quel prodige, voyagez-vous avec nos ennemis? J'aimerais savoir, si ce n'est pas trop vous demander!

Le Chevalier allait lui répondre, lorsque le Capitaine Toshkoz se rebiffa. Distrait, Frékaas se laissa bousculer et désarmer. Le Chevalier n'eut pas le temps d'intervenir pour redresser la situation. Le Capitaine Toshkoz attrapa aussitôt la Princesse par les cheveux et menaça de la tuer si l'un des deux hommes tentait quoi que ce fût. La pauvre Princesse avait un couteau effilé sous la gorge. Interdits, paralysés de peur pour la vie de la princesse, le Chevalier et Frékaas n'osèrent rien tenter.

Toshkoz hurla de tous ses poumons au cocher d'arrêter le carrosse. Le véhicule s'immobilisa une nouvelle fois sur le Pavé. Les trois gardes s'approchèrent. Amasia jetait des regards horrifiés et furieux. Frékaas et le Chevalier étaient consternés par la tournure des événements. Surtout, Frékaas se sentait en colère contre lui-même. Son manque de vigilance leur valait maintenant les pires désagréments. Toshkoz ordonna aux gardes d'attacher les mains du jeune kadaréen et du Chevalier, qui ne manqua pas de se plaindre amèrement d'un tel traitement:

-...

- Achat en ligne du livre au format électronique:
http://www.hypallage.fr/dsaurel_hypallage.html