Les seins de Dolia

 

Hairbald en voulait secrètement à Duilin de l'avoir privé aussi vite de la présence de son ami Erkhovald, et ce d'autant plus que le petit groupe, avant de quitter Peutiange, s'arrêta à la porte nord du bourg pour prendre une collation au comptoir d'un débit de boissons.

Là, ils commandèrent chacun une bière. Puis ils examinèrent leurs cartes en questionnant le patron de l'établissement de spiritueux:

- Qu'y a-t-il au nord? interrogea Duilin.

- Et bien, à dire vrai, peu de monde se risque par là-bas. Je sais que de temps à autre, un petit gars du nom de Zoras Bardibuck, qui habite au nord, vient faire ici un peu de commerce. Il s'arrête chez moi à chaque fois. On discute...

- Et que vous raconte-t-il? renchérit Duilin en déposant dix Rek de bronze sur le comptoir.

- Le gars vit en ermite, et quand il descend à Peutiange, c'est pour vendre des écailles d'Ecporiandre ou des philtres et des onguents à base de viscères d'animaux étranges... Quant à ce qu'il y a au nord, il m'a dit que ça pullulait en monstres de toutes sortes, et qu'il valait mieux ne pas quitter la route.

- Il y a donc une route?

- Certes oui, une très vieille route construite toute en pierres. Vous pouvez la rattraper à quelques lieues d'ici. Les anciens l'appellent la Chaussée des Hilotes.

- Où se situe précisément cette Chaussée des Hilotes ? questionna plus avant Duilin.

- Ce n'est pas compliqué: à une demi-journée de marche à l'ouest de Peutiange, s'élèvent deux mamelons, qu'on nomme familièrement les seins de Dolia, la route passe derrière.

- Merci, dit Duilin, qui paya les consommations en y ajoutant un bon pourboire.

Alors qu'ils se remettaient en route, Hairbald eut le sentiment que le voyage se déroulerait désormais en terrain inconnu. Le petit groupe de cavaliers laissait derrière lui Peutiange et son exubérante animation. Ensemble, ils prirent à l'ouest tandis que s'éloignait au même moment, sur une autre route, en direction de la ville de Fendweek, l'armada du Comte de Linahow. En les regardant s'éloigner, Hairbald sut qu'à partir d'ici, il ne rallierait plus les autres combattants pour la bataille.

Mais tout mortel peut plus ou moins se tromper... et Hairbald n'était qu'un mortel.

Le jour déclinait lentement. Les cavaliers approchaient des Seins de Dolia dans la lumière rougeoyante du crépuscule. Ils gravirent un des mamelons de la poitrine rocheuse. Ils s'arrêtèrent là pour passer la nuit.

Hairbald jeta un oeil sur les environs: on voyait au loin la chevelure sombre des forêts se dégager sur un fond de ciel empourpré, et aux alentours, des lacs de ténèbres en lieu et place des vallées, à cette heure baignées d'ombres profondes. Dakktron, qui s'était allongé, riait et parlait tout seul:

- Ah! Dolia, c'est la première fois que je vais dormir sur le sein d'une déesse. Je me demande quelle sensation cela te procure?

Pipo, après s'être occupé des chevaux, grimpa au sommet du mamelon. Là, il découvrit un curieux rocher. Le petit homme appela les autres qui vinrent à lui aussitôt. Le rocher, devant lequel ils se tenaient maintenant tous les quatre, avait la forme surprenante d'un téton géant. Dakktron, avec obscénité, le saisit à pleines mains et le caressa. Mais le téton se déroba à ses caresses: un passage venait de s'ouvrir dans la roche...

- Sacrée Dolia! lâcha le magicien époustouflé.

Dakktron alluma sa sphère d'ambre et s'engagea dans la cavité. Il tâtonna du pied des marches, puis les descendit.

L'intérieur du temple où se retrouva le magicien était orné de colonnes de calcaire sculpté jusqu'à l'excès: chaque pousse de roche possédait son motif propre. La pierre semblait aussi précieuse et fragile que de la dentelle. La lumière du bâton du magicien emplissait l'espace sacré d'une lueur flottante orangée.

Dakktron méditait sur les mystères cachés de Dolia: " Cultes orgiaques ou bien exaltation mystique de la virginité ? " se demandait-il.

Comme le magicien, perdu en spéculations religieuses, tardait à donner de ses nouvelles, les autres descendirent aussi dans le temple pour s'assurer que tout allait bien. Hairbald découvrit à son tour l'endroit, mais pour lui, il ne faisait aucun doute que la pureté fut l'apanage de Dolia. Les représentations qui ornaient le temple étaient exquises, pleines de fraîcheur naïve, quasi infantiles.

- Nous pourrons toujours passer la nuit là, déclara Duilin. Il y a de la place. Nous serions à l'abri du vent et de la pluie si jamais le temps devait se dégrader.

Les voyageurs se couchèrent sur les dalles de porphyre de la salle. Ils s'enroulèrent dans leurs capes et couvertures après s'être souhaité une bonne nuit.

Le temps s'écoulait... Le sommeil les submergeait de ses flots oniriques. Quand, dans l'heure profonde des songes, un bruit vint troubler leur repos... Hairbald, le regard vague, se redressa. Il chercha à voir dans l'obscurité ce qui l'avait réveillé. Une silhouette gracile approchait, une petite lampe à huile en argile à la main. La flamme, faible, et éclairait d'une lueur floue le visage d'une jeune fille. Ses cheveux étaient d'or, auréolés d'une couronne de fleurs. Ses vêtements flottaient légèrement sur son corps. Le visage de l'apparition était lisse et luisait d'une beauté diaphane. Dans la lumière estompée et vacillante de la petite lampe, Hairbald la contempla, fasciné.

La jeune fille s'agenouilla devant l'autel, au fond de la salle, entre deux colonnes octogonales. Hairbald tendit l'oreille car la belle apparition proférait des paroles. Sa voix trahissait une forte émotion et, dans les mots qu'elle portait, il ressentit le triste écho d'une supplication:

- ô Dolia, comme tu me vois, je suis noyée de chagrin et mes larmes sont amères... Mes parents m'ont promise à un homme détestable que je dois épouser demain. C'est un être brutal et vil. Quand ils me croisent, ses yeux brillent d'un appétit vorace. Protège-moi de ce monstre, arrache-moi à ses griffes, emmène-moi loin de lui... Telle une enfant, chéris-moi. Contre ton sein maternel, je veux me blottir. Goûterai-je encore le miel de ta tendresse? Dis-moi que oui...

Tout à coup, le temple s'éclaira d'un jour éclatant. Dakktron se dressait, dominant la frêle suppliante de sa haute taille, son bâton à la main. La jeune fille se retourna et poussa un cri aigu. Hairbald se leva et intervint en sa faveur, la rassurant tout en s'interposant face à Dakktron.

- Que fais-tu là? gronda le mage. Réponds!

- Vous voyez bien que vous lui faites peur, s'indigna Hairbald, qui aida la jeune fille à se relever, la prenant dans ses bras.

Hairbald était ému, et ce fut d'une voix, d'une douceur qu'il ne se connaissait pas, qu'il lui demanda son nom.

- Coralysse, répondit-elle faiblement.

La jeune fille apeurée, lui paraissait si fragile qu'il se prit d'envie de la protéger, et quand elle le regarda, désespérée, il sentit fondre son coeur. Le guerrier se trouvait désarmé devant ce petit bout de femme si... légèrement vêtu. Ses yeux humides brillaient d'une vive émotion, qu'Hairbald fut tout ému d'interpréter comme de... l'amour. Comment Coralysse pouvait-elle si soudainement s'éprendre de lui, se demanda, incrédule, le Kadaréen?

Je ne suis guère beau, se répétait-il, quand la jeune fille, lui prenant la main, l'attira dans un coin du temple, près d'un pilier sculpté. Hairbald écarquilla des yeux devant la scène que lui désignait Coralysse. Le bas-relief racontait la geste d'un personnage... chauve et barbu! Ayant quitté le palais volant de Dolia, le Héro parcourait le vaste monde au secours des petites protégées de la déesse céleste. Lorsqu'il eut compris cela, Coralysse le regarda avec ferveur et amour, comme si Hairbald était le providentiel paladin de l'histoire figée dans la pierre.

- Et maintenant, qu'est-ce que l'on fait ? demanda ironiquement Dakktron. On célèbre le mariage ou on attend d'envoyer les invitations pour la noce?

- Alors ça c'est drôlement chouette! s'écria Pipo en tapant dans ses mains.

- Pas si vite! coupa Duilin. Pipo, Dakktron voulait juste plaisanter. Le conte de fées s'arrête là. Il nous faut dormir maintenant, demain nous avons une longue route à couvrir. Hairbald, vous pouvez raccompagner cette demoiselle à l'extérieur, nous n'avons rien contre elle, et il n'est pas dans mon intention de la retenir ici plus longtemps.

- Je n'ai pas d'ordre à recevoir de vous! s'irrita Hairbald. Si Coralysse désire rester, elle peut rester, ne vous en déplaise.

- Vous n'allez pas recommencer, critiqua l'Immortel. Je vous rappelle que nous avons une mission à accomplir. J'insiste également pour dire qu'il n'y a pas de chef parmi nous, mais que c'est la raison qui commande. Alors, veillez à ce que dorénavant les choses se passent normalement entre nous.

- Mais vous avez entendu sa prière, répliqua Hairbald. Son destin doit changer... On ne peut pas l'abandonner à son triste sort. Cette jeune fille ne peut pas épouser un homme qu'elle n'aime pas. Dolia nous a mis sur son chemin afin que nous l'aidions. Sa prière doit être exhaussée.

- Et qu'imaginez-vous faire avec elle?

- Mes sentiments pour Coralysse sont sincères. Je prends sur moi de la protéger et de l'emmener avec nous, si elle est d'accord, bien évidemment.

Coralysse le regarda tendrement et Hairbald comprit qu'elle désirait la même chose que lui.

- Cela ne se peut pas! trancha Duilin. Vos sentiments, par trop soudains, vous enivrent comme le vin nouveau et vous font tourner la tête. Nous ne pourrons mener à bien notre mission encombrés d'une femelle en mal d'affection. Soyez raisonnable.

- La raison n'a rien à voir avec l'amour, et je vous interdis de parler d'elle de la sorte! Vous avez compris?!

- Holà! du calme, maugréa le mage qui sépara à l'aide de son énigmatique bâton les deux hommes en conflit. Si Hairbald préfère aimer Coralysse plutôt que de rester fidèle au roi, c'est son problème. Les ennuis seront pour lui seul. Nous n'avons plus qu'à continuer à trois la mission, car je suis d'accord avec vous, Duilin, nous ne pouvons pas prendre le risque de voyager avec une femme en des contrées hostiles. Elle risquerait la première d'y perdre la vie. Sa mort n'est pas souhaitable. Je pense, Hairbald, que vous serez de cet avis?

- Vous n'avez qu'à continuer tous les trois puisque c'est ce que vous voulez finalement. Je continuerai moi-aussi la mission de mon côté avec Coralysse. La fidélité au roi et l'amour sont conciliables.

- Et bien, si vous en êtes convaincus, conclut Duilin, je vous souhaite bien du plaisir. Je vous dis donc adieu.

Pipo était triste et silencieux, car autant il admirait l'Immortel, autant il ressentait de la sympathie pour le cavalier de Kadar. Pour lui, le dilemme était insurmontable, et c'est pourquoi il pleura.

Hairbald et Coralysse sortirent retrouver la paix étoilée de la nuit. " Une étoile brille sur l'heure de notre rencontre ", pensa Hairbald avec émotion. Il scruta le ciel pour choisir une petite étoile bleue qu'il ne connaissait pas et qu'il baptisa du nom de Coralysse. La Coralysse terrestre, elle, grelottait. Hairbald l'entoura avec bonheur de son épaisse cape.

Hairbald et Coralysse ne dormirent pas de la nuit mais échangèrent leurs sentiments, leur histoire, leurs désirs et leurs craintes. Ils restèrent là ensemble, assis l'un à côté de l'autre sur le mamelon de Dolia jusqu'au lever du jour.

Le lendemain matin, lorsque Duilin, Dakktron et Pipo s'en allèrent, les deux amoureux les regardèrent partir sans regret ni crainte, confiants en leur bonne étoile...

Hairbald et Coralysse, une petite heure plus tard, quittaient le lieu béni de leur rencontre. Coralysse était montée en croupe. Elle enlaçait le cavalier et reposait sa tête contre ses épaules. Hairbald respirait son parfum.

Les deux amoureux s'en allaient ainsi silencieusement, insouciants et heureux...

- Tu n'as pas peur de partir à l'aventure? lui demanda Hairbald.

- Non, pourvu que je reste avec toi.

- Je t'aime.

- Moi aussi, je t’aime...

Ils s'embrassèrent.

Hairbald n'avait plus conscience du danger, il était subjugué par la force de leur amour. Pour lui, leur situation paraissait enviable. Qu'un cavalier de Kadar chevauchât en temps de guerre avec celle qu'il aimait, l'exemple de son capitaine Mordril et de son épouse Frigg lui en fournissait à l'évidence la parfaite illustration. Mais Frigg était une farouche guerrière, une kadaréenne, entraînée au combat depuis son plus jeune âge. Coralysse, quant à elle, ressemblait davantage à une vestale qu'à une Walkyrie. Mais Hairbald l'ignorait, et bien qu'il ne voulût pas faire d'elle une guerrière, il n'imaginait pas cependant que Coralysse pût défaillir.

Depuis un moment déjà, leur cheval martelait de ses pas la pierre de la Chaussée des Hilotes. De hautes herbes entouraient le ruban routier; de grands arbres aux branches tombantes le couvraient d'ombre deci-delà, sur des distances plus ou moins longues. Ils passaient dans la tiédeur des zones ombrées puis retrouvaient la lumière dévoilée du soleil.

Le couple à cheval avançait au pas, désirant pour l'éternité ce moment de bonheur. De petits louïris chantaient et voletaient autour d'eux, attirés par la senteur des fleurs de la couronne de Coralysse. Espiègles, les oiseaux se posaient sur sa tête, puis s'envolaient en soulevant ses beaux cheveux dorés. Coralysse riait. Hairbald souriait en témoin amusé de sa délicieuse candeur. La jeune fille secoua la tête pour remettre ses cheveux en place et sa couronne de fleurs tomba à terre. Les louïris quittèrent les amoureux...

Pendant ce temps, des cavaliers se dirigeaient en toute hâte vers les seins de Dolia. A leur tête se trouvait un homme courroucé, vêtu comme pour un bal. Il portait des bas de chausse en soie, des brodequins vernis rouges, une culotte bouffante écarlate et un pourpoint blanc chamarré de brandebourgs d'argent. L'homme exhortait sa troupe à se dépêcher. Arrivé au pied du mamelon, il sauta à terre et monta au temple. Il en revint contrarié.

- Je suis sûr qu'elle est venue ici cette nuit. C'est la dévotion courante chez les jeunes filles de ce pays avant leur mariage. Elle ne doit pas être très loin. Linol, as-tu trouvé des traces?

- Oui, seigneur, des cavaliers sont venus ici cette nuit.

- Des cavaliers? Et par où sont-ils partis?

- D'après ce que je vois, ils se sont ensuite dirigés à l'est, selon toute logique, vers la Chaussée des Hilotes.

- Bien, tout le monde à cheval, on va les rattraper! Linol, vas chercher Orgon et Cliétus. Ils sont à Lunisse. Fais vite, on se retrouve sur la Chaussée des Hilotes. Yaha!

Ils poussèrent leurs chevaux en avant au galop. Ils mirent peu de temps à rejoindre la route. Ils remontèrent vers le nord.

Une demi-heure plus tard, au croisement de la Chaussée des Hilotes et du chemin menant à Lunisse, la troupe de cavaliers fut rattrapée par Linol. Le cavalier était précédé par deux molosses qu'il tenait fermement en laisse. Orgon et Cliétus bavaient bruyamment et tiraient sans relâche sur leurs entraves.

- Alors, maintenant, Linol, quelle direction ont-ils pris?

- Ils sont allés vers le nord, mon seigneur.

- Vers le nord! Mais que fuient-ils pour aller vers le nord?

- Peut-être vous, mon seigneur? supposa Linol.

Remontés en selle, les cavaliers galopèrent vers le nord. La Chaussée des Hilotes résonnait du choc des sabots. Ils progressaient à vive allure quand, soudain, le cavalier de tête tira sur les rennes de son destrier, qui se cabra en hennissant. Les autres, surpris, le dépassèrent. Lorsqu'à leur tour ils s'arrêtèrent, le premier cavalier fixait le sol en faisant tourner sa monture autour d'un objet qui avait attiré son attention: une couronne de fleurs gisait sur la chaussée...

- Qu'y a-t-il? lança le chef de l'expédition.

- C'est la couronne de votre fiancée, Messire; je viens de la trouver.

- Les chacals, ils ont enlevé ma promise.

- Ou bien est-elle partie avec eux de plein gré, mon seigneur? suggéra Linol.

- Qu'oses-tu dire là, vermine! Comment Coralysse aurait-elle pu me faire un tel affront?

- A la vérité, je crains qu'elle ne vous aime point.

- Tu dis peut-être vrai... Je l'épouserai donc de force! Linol, amène les chiens, qu'ils reniflent la couronne... Et maintenant, lâche-les!

- Seigneur, vous allez la retrouver en morceaux!

- Qu'importe, tout crime mérite un châtiment. Lâche-les, t'ai-je dis!

Orgon et Cliétus bondirent comme deux diables...

Quand le soleil fut à son zénith, Hairbald et Coralysse quittèrent la route pour aller se reposer à l'ombre d'arbres fruitiers sauvages et s'y restaurer.

Les amoureux mangeaient de belles poires sucrées à souhait. Leur jus dégoulinait sur eux et ils riaient en se voyant manger aussi salement.

- Tu as tâché ta robe, fit remarquer Hairbald.

- Et toi, cochon, tu en as plein la barbe...

Ils riaient.

- Tu vas me tuer si tu continues à me faire rire, expliqua Hairbald les larmes aux yeux; il avait failli s'étouffer en avalant de travers un gros morceau de fruit.

- Et comme cela, me trouves-tu encore belle? demanda Coralysse qui louchait en exhibant dans sa bouche une portion entière de poire.

- Tu as l'air d'un vrai petit singe! Si tu te voyais?!

- Un petit singe qui t'aime, déclara Coralysse avec un brin de provocation dans son ton.

Hairbald l’enlaça. Ils allaient s'embrasser, lorsque des aboiements les arrachèrent à leur idylle.Ils virent, courant vers eux, deux gros chiens portant au cou des colliers munis de pointes d'acier.

- Des chiens de guerre ! s'écria Hairbald en tirant son épée.

Malheureusement pour lui, il s'était dévêtu de son armure. Les deux bêtes arrivaient sur eux. Elles bondirent sur Coralysse mais Hairbald s'interposa vigoureusement, livrant son corps à l'assaut des monstrueux chiens: Orgon saisit le bras tenant l'arme du kadaréen; Cliétus s'empara de sa cuisse gauche. Hairbald s'écroula. Il avait lâché son épée...

- Grimpe dans un arbre! hurla-t-il à Coralysse.

Les chiens s'acharnaient contre lui. Coralysse, perchée dans un poirier, impuissante, contemplait horrifiée la scène abominable qui se jouait sous ses yeux. Elle pleurait de douleur en appelant à l'aide.

Un cavalier avait surgi. Ill apostropha la jeune fille:

- Coralysse, c'est moi: Tildeberg. Je suis venu te sauver. Tu n'as plus rien à craindre, ton ravisseur est à ma merci! Viens.

- Non, Tildeberg! s'insurgea Coralysse terrifiée. Ce n'est pas un ravisseur mais mon ami. Je t'en supplie, rappelle tes chiens.

La jeune fille hurlait, accablée par tant de terreurs subites.

- Tiens donc, fit Tildeberg. Cet homme ne t'a fait aucun mal?

- Non!

- Dis-moi, si je l'épargne, me promets-tu de m'épouser?

Les molosses continuaient à s'acharner contre Hairbald, le déchiquetant. Coralysse, pour sauver l'homme qu'elle aimait, hocha affirmativement la tête.

- Jure-le moi par Dolia, que tu m'épouseras, insista Tildeberg.

- Par Dolia, je le jure! hurla d'effroi Coralysse.

Tildeberg demanda alors à Linol de rappeler les chiens. Orgon et Cliétus lâchèrent enfin prise.

- Il faut le soigner, dit d'une voix déchirée Coralysse, en se précipitant vers Hairbald.

- Je t'ai dit que je l'épargnerai, déclara Tildeberg, mais je n'ai pas promis de le soigner pour autant. Il restera tel quel. Maintenant, viens!

- Mais il va mourir!

- Tu dois venir m'épouser maintenant. Je te rappelle que je pars demain pour la guerre, nous avons tout juste le temps pour célébrer notre union. A moins que tu ne reviennes sur ta parole donnée, auquel cas Orgon et Cliétus se feront un devoir d'achever leur sale besogne...

Hairbald essaya de se traîner mais il sombra soudainement dans l'inconscience...

 

Hairbald se réveilla le corps endolori. Il était alité. Il remarqua qu'une personne le veillait. Le visage de celui qui se tenait à son chevet était flou, ses contours mouvants et sa coloration d'ensemble grisâtre.

Hairbald retrouva peu à peu une meilleure vue. Il put enfin apprécier la véritable apparence de l'inconnu.

L'homme en question le regardait avec de grands yeux globuleux clairs sous d'épais sourcils noirs. Il avait un gros nez rougeoyant, de minuscules oreilles et des cheveux cendrés qui ornaient uniquement la partie supérieure de son crâne.

- Où suis-je? demanda le kadaréen en cherchant à se redresser.

- Du calme, vous êtes en sûreté ici, répondit l'homme. Vous ne devriez pas trop bouger, vos blessures sont encore vives...

- Qui êtes-vous?

- Je m'appelle Zoras Bardibuck. Je vous ai trouvé gisant à moitié mort sur la Chaussée des Hilotes... Lorsque vos amis Dakktron, Duilin et Pipo sont passés chez moi, ils m'ont parlé de vous. Je m'attendais donc à vous voir à votre tour me rendre visite. Les visiteurs sont rares par ici et lorsque j'en attends un, je m'impatiente vite: le temps passait et vous ne veniez pas... Inquiet cette fois, je me suis mis à votre recherche, et grâce à Dieu, je vous ai retrouvé vivant. Voilà, vous êtes maintenant chez moi, où vous allez pouvoir vous reposer tranquillement. Je vais bien m'occuper de vous.

- Si je comprends bien, vous m'avez sauvé la vie. Je ne sais comment vous témoigner ma gratitude?

- Et bien, pour commencer, en restant sagement au lit et en prenant toutes les médecines que je vous ai préparées. Vous verrez, elles n'ont pas toutes très bon goût! En tout cas, je ne veux pas vous voir dépérir. C'est bien entendu!

Zoras Bardibuck se leva et enfila sur sa tête un pétase vert. Il avait quelques courses à faire et pria son hôte de bien vouloir attendre patiemment son retour. Il quitta la chambre, laissant Hairbald seul.

La chambre était encombrée par tout un tas de bibelots hétéroclites. Au plafond pendait un estomac géant de lopodrompte. Il y avait des étagères couvertes de statuettes, de roches incandescentes, d'animaux empaillés ou flottants dans des bocaux, et toutes sortes d'ustensiles à l'usage incertain pour la plupart d'entre-eux. Dans l'angle près de la fenêtre, reposait, sur un trépied en fer forgé un magnifique vase bleu turquoise avec des motifs marins noirs et blancs de dauphins et de poulpes entrelacés.

Hairbald contempla stupéfait ce petit musée. D'après lui, Zoras devait être un insatiable collectionneur d'antiquités doublé d'un éminent tératologue.

Le temps passait. Hairbald rassemblait ses souvenirs. Il fut tout à coup assailli par un doute terrible: mais qu'était devenue Coralysse?

Saisi de crainte pour elle, il voulut se lever pour aller la retrouver, mais une douleur aigüe le traversa. Hairbald se voyait dans l'obligation physique de rester allongé.

Le temps lui paraissait long... " Mais que fait Zoras? " n'arrêtait-il pas de se répéter. Hairbald avait tant de choses à lui demander au sujet de Coralysse: L'avait-il vu? Etait-elle sauve? Avait-il recueilli de ses nouvelles? Où était-elle?... Autant de questions pour lesquelles le kadaréen brûlait d'impatience d'avoir une réponse.

Le temps s'écoulait sans que réapparaisse Zoras. Hairbald était torturé par l'attente que lui infligeait l'homme qui l'avait sauvé.

Enfin, Hairbald entendit du bruit en bas de la maison, puis des pas qui montaient l'escalier. La porte de la chambre s'ouvrit... Un moment ébloui par le désir de son coeur, Hairbald imagina revoir Coralysse.

- C'est moi, annonça Zoras en retirant son grand chapeau à large bord. J'ai enfin trouvé ce qui me manquait pour vous préparer une potion du tonnerre. Voyez ces beaux oeufs roses de mictopiodres...

Hairbald acquiesça sans grand enthousiasme; puis il se rappela toutes les questions qu'il avait tant désiré poser à Zoras.

- Dites-moi, avez-vous des nouvelles de la jeune fille qui voyageait avec moi? Elle s'appelle Coralysse. L'avez-vous vue?

- A vrai dire, non. Mais lorsque vous déliriez, son nom revenait sans cesse. Ce doit être cette jeune femme dont vos amis parlaient?

- Oui, c'est elle. L'avez-vous vue?

- Non. A part vous, je n'ai trouvé personne d'autre sur la route, mais rassurez-vous, aucun lopodrompte n'a pu digérer son corps. J'en suis sûr. C'est la saison où les lopodromptes sont en migration loin d'ici vers les forêts d'Acassar. Autrement, j'aurais retrouvé des... restes: Voyez-vous, les ectopiandres dépècent leur proie et ils en dispersent les os en marchant. Les crabons ne mangent que la tête. Les iinesh ne dévorent pas leur victime mais jouent avec elle, lançant son corps en l'air jusqu'à ce qu'il s'accroche dans les branches d'un arbre, où ils ne pourront plus aller le chercher. Quant aux baribari...

- ça suffit! intervint Hairbald.

- Je vous prie de bien vouloir m'excuser, dit Zoras, mais je vous racontais tout cela pour vous rassurer. De fait, je suis certain que votre amie Coralysse n'a pas été victime d'un monstre errant de cette région.

- C'est donc qu'elle est partie avec les cavaliers...

- Des cavaliers, dites-vous?

- Oui, ce sont des cavaliers qui nous ont attaqués... L'un d'eux en particulier, pour le peu que je m'en souvienne, voulait obliger Coralysse à le suivre. Maudit soit-il!

- Le connaissait-elle, questionna Zoras?

- Oui! Elle connaissait même son nom... Il faut que je fasse un effort de mémoire. Elle l'a appelé Ileber ou quelque chose de similaire dans ces sonorités là.

- "Ileber" dites-vous? Laissez-moi réfléchir... Ne serait-ce pas plutôt: Tildeberg?

- Oui, c'est cela! Comment le savez-vous? demanda vivement Hairbald.

- Vous m'avez mis sur la voie et tout le monde par ici connaît le baron pour sa brutalité.

Hairbald s'était tu. Un grand du royaume avait enlevé celle qu'il aimait... Ce baron Tildeberg, sans nul doute possible, devait-être l'homme que Coralysse fuyait la nuit où elle alla prier au temple de Dolia. Leur mariage était prévu pour le lendemain. Hairbald questionna de nouveau Zoras:

- Quel jour sommes-nous?

- Nous sommes le quatrième jour du Lièvre Hutän. Vous avez déliré pendant trois jours et trois nuits. J'ai eu très peur pour votre vie...

- Il est trop tard, lâcha Hairbald atterré. Désormais, aux yeux du roi, ils sont mariés. Comment vais-je maintenant faire pour arracher aux griffes de ce puissant seigneur celle que j'aime? Je n'ai pas su tenir m'a promesse: ô combien doit-elle me détester! Coralysse, pardonne-moi. J'ai failli...

- Elle est toujours vivante, reprit Zoras. Il reste encore un espoir.

- Oui, lequel? questionna Hairbald, tout à coup stimulé.

- Vous pouvez demander l'arbitrage du roi et gagner auprès de lui votre cause. On dit qu'il rend la justice avec beaucoup de sagesse.

- L'arbitrage du roi? répéta Hairbald incrédule et malheureux. Mais je ne suis pas en mesure de plaider notre cause auprès de sa majesté Sijaron III: Je viens de trahir sa confiance en manquant à la mission qu'il m'a confiée!

- Rien n'est perdu: vous pouvez toujours reprendre votre mission. Cela en vaut la peine, car si vous vous acquittez avec succès de cette mission, le roi vous en sera reconnaissant et vous aurez par ailleurs sa faveur pour défendre Coralysse contre le Baron Tildeberg. Pour cela, je vous promets de vous remettre sur pieds le plus rapidement possible.

- Mais en attendant que je revienne, Coralysse devra subir l'impitoyable baron et toutes ses cruautés. Je ne puis m'y résoudre. J'irai la délivrer dès que possible. Le roi ne peut plus rien pour moi...

- Si vous me permettez un conseil, je vous dirais que vous commettez une grave erreur! Tildeberg, comme tous les grands seigneurs d'Aquebanne doit partir pour la guerre, aussi Coralysse sera-t-elle bientôt libérée de sa présence. De votre côté, ne perdez pas de temps, réussissez votre mission et vous serez en position forte pour réclamer la justice du roi.

- Je voudrais tant la revoir... réclama Hairbald.

- Il n'y a rien à craindre pour elle. Lui, loin d'elle, il n'y a plus de menace. Mais si lorsqu'il reviendra vous n'êtes pas là avec l'accord du roi pour réclamer sa libération, vous serez doublement coupable: vous aurez trahi la confiance du roi et les espoirs de celle que vous aimez.

- Mais je pourrais fuir avec elle au pays de Kadar! protesta Hairbald qui n'acceptait pas l'idée d'être séparé de Coralysse.

Ils cessèrent de discuter car Zoras s'était tu, désolé par l'aveuglement du kadaréen, par sa faiblesse morale face à l'adversité.

Zoras continua durant de longs jours à soigner Hairbald, ne l'interrogeant plus que sur son état de santé.

La demeure de Zoras Bardibuck ressemblait à une maison de poupées. C'était un petit cottage au toit de chaume, aux murs blancs rehaussés de poutres de bois sombre, aux volets jaunes et verts, et aux fenêtres décorées de pots de géraniums en fleurs. Une petite clôture, fermée par une délicate barrière, entourait la demeure assise sur une éminence verdoyante. Il y avait là, également, un grand chêne majestueux, avec, attaché à l'une de ses branches basses, une cage en acier, dans laquelle gesticulait une espèce d'"oiseau" noir aux ailes cartilagineuses et aux yeux injectés de sang. Zoras l'appelait familièrement sa "Terreur".

L'arbre étendait son imposante toison au-dessus de la maison. Il y avait un banc au pied de l'auguste feuillu. Ce matin là, Hairbald s'y était installé. Il regardait le paysage alentour. Il faisait beau et l'air était très doux. Tout se trouvait baigné de lumière. La campagne resplendissait de ses belles couleurs d'été.

Hairbald réchauffait ses os au soleil. Il portait son bras droit en écharpe et sa jambe gauche était encore raidie par la douleur. Zoras lui avait taillé une béquille à l'aide de laquelle le kadaréen se déplaçait sans trop de difficultés.

D'où il était installé, Hairbald pouvait voir la Chaussée des Hilotes et anticiper du regard la longue route qu'il aurait à parcourir si jamais il reprenait sa mission. Au loin, une forêt de conifères mauves, lui rappela les paysages de Kadar. Que faisait-il là, égaré dans un royaume étranger? Hairbald se le demandait quand il vit Zoras, qui revenait d'une chasse aux écailles d'ecporiandres, se rapprocher de la maison en sifflotant. Arrivé à la hauteur de son hôte, Zoras le salua chaleureusement:

- Bonjour Hairbald! Comment allez-vous ce matin?

- Grâce à vous, je suis en pleine forme. Du reste, si vous avez un peu de temps, j'aimerais vous parler.

Zoras déposa par terre le produit de sa chasse et vint s'asseoir à côté de son hôte.

- Voilà, j'ai eu le temps de réfléchir, expliqua Hairbald, et je dois vous remercier. Je n'oublie pas tous les bons soins que vous m'avez prodigués, et si je ne suis pas un ingrat, j'ajouterai que tout ce qui me sera dorénavant donné de vivre, je vous le devrai. Aussi, dois-je bien vivre ce supplément de vie que vous m'avez octroyé. Il est donc de mon devoir d'agir en conformité avec ce que vous estimeriez juste de me voir accomplir. Vous m'avez déjà fait part de vos réflexions au sujet de ma mission pour le roi et de mon amour pour Coralysse. Je vous témoignerai donc ma reconnaissance en agissant selon vos bons conseils. Je ne m'y résigne pas, mais sachez au contraire, que j'en ai découvert au long de ma convalescence toute la valeur et la justesse. Je vais donc reprendre la mission que j'ai déjà depuis trop longtemps désertée. Je vous demanderai cependant un ultime service...

- Je vous écoute, déclara Zoras.

- Vous serait-il possible de rencontrer Coralysse et de l'informer de mes projets?

- C'est avec joie que je le ferai. Votre histoire m'a ému. Je suis prêt à vous aider.

- Dites-lui que je reviendrai la retrouver une fois la guerre finie et que nous vivrons alors ensemble pour toujours. Et si elle craint pour ma vie, dites-lui encore que l'amour est aussi fort que la mort !