Le Carrefour des Songes

 

Le lendemain matin, dans la pâle lumière du petit jour, un groupe de quatre cavaliers quittait la mémorable cité de Chrost.

Hairbald, Dakktron, Duilin et Pipo galopaient en respirant à pleins poumons l'air frais du matin. Tout autour d'eux, s'étendaient les champs de blé de Savillon. La principauté d'Aquebanne était prodigieusement riche de cet or végétal qui nourrissait tout le royaume.

Dakktron se mit à traîner, savourant le spectacle de cet océan doré. Les épis ondulaient lentement, caressés par une brise légère. Le soleil éclaboussait les bordures des chemins, tapissées de perles de rosée.

Lyrique, Dakktron chanta son amour pour cette terre si généreuse :

- O Aquebanne, je respire ton parfum. Qu'il ne cesse de me hanter. Tu es ma maîtresse pour toujours, ô plaine. Mes yeux n'oublieront jamais le spectacle de ton opulente chevelure d'or. O Savillon, tu me nourris à ton sein maternel et je connais tous tes bienfaits. Vois ton enfant reconnaissant s'en aller défendre tes vertus contre ceux qui te jalousent. Oui, je m'en vais protéger le bonheur de ceux que tu chéris.

- J'aime partir de bonne heure, expliqua Pipo, alors que beaucoup dorment encore. J'aime, oui, j'aime guetter l'aurore. Il me semble revivre.

- C’est vrai, le soleil réchauffe les os, ajouta Hairbald. C'est très agréable.

Ils avançaient au petit trot, profitant de cette magnifique matinée, lorsque, sur un autre chemin, ils virent des cavaliers, gonfalons au vent, prendre la direction de Chrost.

 

Deux grands oriflammes, l'un taillé de gueule et de sinople au griffon d'or, et le second losangé de pourpre et d'argent, se déployaient majestueusement au vent.

- Je reconnais là les armes du Marquis de Fomahault ! s'écria Hairbald en désignant le second oriflamme, losangé de pourpre et d'argent.

Il s'était dressé sur ses étriers pour mieux voir ces chevaliers aux superbes harnachements.

- Les voilà déjà loin maintenant, observa Pipo.

Hairbald semblait attristé.

- Ne vous en faites pas, nous les retrouverons plus au nord dans quelque temps, le rassura Dakktron. Ils se dirigent tout comme nous vers les champs de bataille. Je crois comprendre, cher Hairbald, que vous auriez préféré participer à leurs charges frénétiques plutôt que de prêter la main à un groupe de chercheurs de tours. Allez ! Vous êtes sans doute promis à une autre sorte de gloire. N'êtes-vous pas bien, avec nous?

- Si... répondit mollement Hairbald, dépité.

En lui-même, il regrettait de ne pas pouvoir rejoindre ses compagnons de la Garde d'Honneur. La troupe des Kadaréens devait se regrouper sous peu à Chrost, pour aller ensuite se battre au nord, commandée par son illustre chef, le féroce Mordril.

- On ne fait pas toujours ce que l'on veut lorsque l'on est à la merci des caprices des princes, soupira Hairbald.

Le soleil prit la forme d'un éclatant disque d'or, le ciel était d'azur, et comme il faisait de plus en plus chaud, Hairbald s'arrêta pour enlever son haubert.

- Quelle magnifique journée, répéta une fois de plus Dakktron...

Les cavaliers repartirent au galop, traversant de petits villages, croisant des paysans qui allaient aux champs. Hairbald, en regardant la carte qu'on lui avait confiée, comprit qu'ils mettraient certainement la journée pour traverser la plaine de Savillon. Il y avait des champs à perte de vue. Au loin, s'élevait cependant une crête, dont ils prirent la direction.

Lorsque les cavaliers parvinrent au pied de l'éminence, il était midi, aussi décidèrent-ils de faire halte là pour déjeuner.

Le petit groupe de cavaliers mit pied à terre. Ils s'installèrent sous une falaise érodée, au sommet de laquelle se cramponnait un château.

- C'est le château des Ducs d'Aya, déclara Dakktron, sa main protégeant ses yeux du soleil tandis qu'il observait la forteresse.

- J'espère qu'ils ne lâcheront rien de leurs mâchicoulis durant notre repas, s'inquiéta Pipo.

- Mon cher ami, il n'y a rien à craindre : eux aussi sont partis pour la guerre. Ils ont mis la clef sous le pont-levis, dit Dakktron en blaguant.

- En attendant, Galbourne, l'aubergiste du Clos-godet nous a gâtés, annonça Pipo, euphorique, en déballant les provisions de route d'un panier en osier. Il y a de la dinde, un pot de moutarde, des oeufs durs, du sel, de beaux fruits, du pain blanc, du miel, du thé, des tiges de tylna, et deux bouteilles de Château Fomahault 3010.

- Du Château Fomahault 3010 ? ! répéta Hairbald, incrédule.

Pipo exhiba une bouteille sous les yeux médusés d'Hairbald.

- On a croisé le propriétaire du célébrissime vignoble ce matin, rappela Duilin.

- Ce n'était donc pas pour partir avec lui à la guerre, ironisa Dakktron à l'adresse d'Hairbald, que vous vouliez rejoindre le Marquis de Fomahault, mais pour partager son vin. Voyez, vous avez bien fait de rester avec nous.

Pipo déboucha la bouteille et le service du vin s'effectua dans des gobelets d'argent ciselé que Duilin mit à la disposition du petit groupe pour une dégustation raffinée. Hairbald but lentement le précieux liquide, renversant légèrement sa tête en arrière, les yeux fermés. Les autres l'imaginèrent parti en extase.

- C'est vrai qu'il est fort bon ce petit jus de raisin, déclara Dakktron, qui venait de vider son gobelet d'un seul trait !

- Vous ne connaissez rien à l'art des vins ! le blâma Hairbald.

Une vive discussion s'ensuivit au sujet des vins et liqueurs qu'ils avaient un jour dégustés, et dont ils défendaient chacun la qualité.

- Quoique vous puissiez dire, affirma Hairbald, le Château Fomahault cuvée 3010 est le plus fabuleux nectar qu'un mortel ait le privilège de savourer.

- Mais je suis un Immortel, réfuta Duilin, et l'Ondradelle est au-delà de vos pauvres perceptions olfactives et gustatives. Si vous le pouviez, vous reconnaîtriez son incomparable mérite.

La polémique continua tout au long du repas, et lorsqu'ils eurent fini de manger, ils remontèrent en selle quelque peu fâchés. Pipo épousseta son gilet à carreaux violets et verts, puis en rattacha les quatre gros boutons de cuivre. Duilin peigna ses cheveux argentés en arrière à l'aide d'un petit peigne d'ivoire, qu'il avait tiré de la poche de son vêtement. Dakktron brandit son bâton vers le soleil, et la sphère d'ambre qui le couronnait se rechargea dans le rayonnement de l'orbe astrale.

La route et l'après-midi s'allongeaient. La petite querelle du déjeuner fut oubliée. La bonne humeur revint.

Duilin et Hairbald chevauchaient maintenant paisiblement côte à côte, une carte dépliée entre eux deux.

- J'ai entendu dire qu'un spectre hantait le Carrefour des Songes. Ce serait dangereux de s'y aventurer la nuit. Qu'en pensez-vous, Duilin?

- Nous éviterons une mauvaise rencontre en traversant l'endroit demain sous le soleil de midi. Les spectres fuient la lumière, à ce que je sache.

- Vous avez raison, et en regardant sur la carte le chemin qu'il nous reste à parcourir jusqu'au Carrefour des Songes, si nous maintenons notre allure, nous y serons demain sur le coup de midi, comme vous le disiez.

La journée s'étirait. Le soleil déclina rapidement à l'horizon en un panachage de couleurs écarlates, violacées et jaunâtres, pour finalement laisser place à la nuit. Le petit groupe s'arrêta pour trouver refuge, à la lisière de la route, sous un bosquet d'arbres.

Une fois leur bivouac installé, Duilin raconta à ses compagnons l'histoire des étoiles qui scintillaient au dessus de leurs têtes dans le firmament. Ils l'écoutaient et se laissaient porter par le récit des mouvements cosmiques. Il y avait tant d'espaces encore inconnus... Pipo, Dakktron, Duilin et Hairbald s'endormirent paisiblement, l'âme bercée par la contemplation de l'immensité de l'univers.

Pour démarrer leur seconde journée de voyage, les quatre compagnons se réveillèrent de très bonne heure dans la lumière glacée du jour balbutiant. Pipo grelottait et Hairbald alluma un feu. Ils prirent un petit déjeuner rapide et attaquèrent sans plus tarder leur deuxième jour de chevauchée.

Le soleil se dilata en un pâle disque d'argent dans l'épaisseur translucide d'un ciel gris sombre. La journée risquait d'être maussade, mais Hairbald espérait encore que le soleil sortît de sa frilosité et qu'il inondât de ses rayons le Carrefour des Songes lorsqu'ils y passeraient.

Vers midi, ils dépassèrent la colline dite des Quatre Vents, et le soleil s'imposa. Rassuré, Hairbald s'élança au galop, appelant les autres à le suivre, car ils étaient en vue du Carrefour des Songes et pouvaient espérer le traverser sous la protection de leur grand frère le soleil.

Hairbald, penché sur l'encolure de son cheval, la tête tournée vers le ciel, suivait du regard la course des nuages... Quelle ne fut pas sa stupeur quand un gros nuage noir masqua le soleil: la lumière s'affadit. Le paysage se ternit d'un seul coup. Hairbald se redressa et, sur un monticule près d'un arbre foudroyé, une forme spectrale lui fit face! Elle s'allongea vers le cavalier...

La forme était floue comme lorsque l'on regarde un paysage à travers la chaleur dégagée par une flamme: l'air était trouble et la présence maléfique avait cette apparence vague sans cesse en proie à la mutabilité. Quand elle se posa sur Hairbald, son cheval se cabra, mais lui demeura paralysé par la peur. L'air environnant devint glacial.

Les autres cavaliers le rejoignirent. Duilin, qui ne craignait pas les visions d'outre-tombe, s'approcha; saisissant vigoureusement les rennes de la monture d'Hairbald, il le tira en arrière avant que le spectre ne les happa.

Tous les quatre fuirent au plus vite le lieu maudit du Carrefour des Songes.

Hairbald mit du temps à reprendre ses esprits. Curieusement, sa barbe blonde était givrée, et l'homme, pâle comme un mort. Duilin lui asséna deux ou trois claques. Pipo lui fit boire quelques gouttes d'une très forte liqueur. Hairbald revint peu à peu à lui.

Le temps ne leur était pas favorable: le soleil avait disparu pour un long moment. Que faire? Attendraient-ils?

Les quatre compagnons décidèrent de changer d'itinéraire. Ils prendraient à travers les marais de Sacrine.

- C'est tout juste plus réjouissant que le spectre, songea Pipo...

Un peu en retrait vers le sud, non loin de la Colline des Quatre Vents, une digue traversait le marais, permettant ainsi de contourner le Carrefour des Songes. Les quatre cavaliers s'engagèrent, à la queue leuleu, le long de ce remblai de terre qui serpentait à travers les eaux sombres du marais de Sacrine.

Il y avait, tout autour d'eux, de larges plaques de vase, des paquets d'ajoncs en décomposition, et des nuages d'insectes qui parcouraient la surface marécageuse. Une odeur rance montait de l'étendue d'eaux stagnantes.

Hairbald, Dakktron, Duilin et Pipo progressaient avec vigilance... Se trouvaient-ils quelques monstres aquatiques tapis au fond des eaux que leur présence pourrait réveiller? C'était l'angoisse de Pipo, qui guettait l'irruption d'un serpent géant ou de toute autre bête encore plus terrifiante. Il prit toutefois la résolution de ne plus laisser libre cours à son imagination délirante: " Ce n'est pas parce qu'il y a un marais, qu'il y a un horrible monstre dans le marais ", finit-il par se convaincre.

De temps à autres, des cercles se formaient à la surface de l'eau, qui disparaissaient peu à peu en s'élargissant... " C'est l'indice de la respiration du monstre, imagina Pipo en s'effrayant de nouveau tout seul ".

Le paysage marécageux s'étendait devant eux en des couleurs ternes qui se fondaient à l'horizon dans la grisaille du ciel.

Venant de la droite, un épais nuage, noir de petites bestioles ailées, se rapprocha des cavaliers. Les petites bêtes virevoltèrent au-dessus de leurs têtes, puis les assaillirent...

- Des crazics! hurla Pipo, qui se fit arracher un bout d'oreille par une des bestioles carnivores.

Les cavaliers poussèrent leurs chevaux en avant, mais ils durent bientôt s'arrêter et mettre pied à terre pour défendre leurs montures: les crazics croquaient allègrement dans la chair des chevaux. Ces cochonneries d'insectes ailés, longs de quelques centimètres seulement, possédaient des centaines de petites dents de la taille d'une pointe d'épingle: ça faisait très mal!

Un crazic s'écrasa contre la figure de Dakktron et lui charcuta la joue. Il n'en fallait pas davantage pour provoquer la colère du terrible magicien... Il hurla à Hairbald d'allumer une torche. Pipo actionna la languette de bronze de sa pierre à feu : le silex livra une flopée d'étincelles, qu'Hairbald recueillit sur sa torche. La torche s'embrasa...

Ecartant les doigts de ses mains, Dakktron psalmodia et, poussant des "ayakatakatayaknaq", il intercepta par paquets les crazics qui les assaillaient. Du bout de ses longs et maigres doigts, Dakktron contrôla leur vol à distance. Aussi, dès qu'il en tenait dix à sa merci, un pour chaque doigt, les dirigeait-il sur la torche tenue par Hairbald. Certains s'y collaient en brûlant, d'autres traversaient la flamme et, leurs flagelles en feu, allaient s'écraser dans la vase du marais.

Pipo s'était recroquevillé, la face tournée contre terre, les mains cachées sous son ventre pour dérober sa chair appétissante aux insectes voraces. Duilin, quant à lui, s'occupait de protéger les montures, chassant, à l'aide de sa cape enroulée autour de son bras, les crazics en train de manger du cheval. Hairbald tenait fermement la torche et, par escadrilles de dix, l'essaim fut bientôt anéanti en totalité.

L'éradication des crazics achevée, Dakktron saignait de la joue. Pipo, quant à lui, avait une oreille percée.

- Il ne vous reste plus qu'à mettre une boucle d'oreille, commenta Hairbald amusé.

- Ce n'est pas drôle!

- ça ne me fait pas rire non plus, se plaignit à son tour Dakktron.

A cet instant précis, le soleil sortit de sa réserve : sa lumière s'étendit sur la surface du marais. Il faisait grand jour à nouveau...

- Le soleil vient nous offrir une seconde chance, dit Duilin. Nous n'avons plus qu'à faire demi-tour. Nous allons franchir sains et saufs le Carrefour des Songes. Ce marais de Sacrine me déplaît.

- Il n'en est pas question, s'emporta Hairbald. Je me suis laissé prendre à vos bonnes paroles une fois déjà. J'en ai assez de jouer à cache-cache avec ce revenant. Ne vous en déplaise, je continue par le marais!

Sur cette altercation, le petit groupe se sépara en deux paires.

- Nous vous attendrons, Pipo et moi, dit Duilin, de l'autre côté du Carrefour des Songes, au village lacustre de Philacornie.

- Nous y serons les premiers ! répliqua Hairbald.

Duilin et Pipo revinrent donc sur leurs pas tandis qu'Hairbald et Dakktron poursuivaient à travers le marais de Sacrine.

Le beau temps sembla s'installer définitivement en milieu d'après-midi. Désirant grandement arriver les premiers, Hairbald et Dakktron galopèrent. Cependant, ils durent bientôt ralentir leur course, car la digue disparaissait devant eux peu à peu sous les eaux...

- Quelle poisse!

- Par les cinq cornes du Croton Visqueux de Tarquesh, nous sommes refaits! jura Dakktron en crachant entre ses dents.

Les eaux du marais les séparaient alors d'à peine deux cents mètres de Philacornie, qu'ils pouvaient voir sur la berge en face d'eux.

- Il va bien falloir faire demi-tour. Les eaux sont peut-être profondes. Il serait dangereux de s'y risquer.

- Je ne donnerai pas raison à Duilin! rétorqua Hairbald. C'est un village lacustre, il doit bien y avoir des pêcheurs qui passent par là, non?

- Soit! Nous n'avons plus qu'à attendre.

Un quart d'heure passa... Une embarcation se présenta en glissant sur les eaux. Aussitôt, les deux compères gesticulèrent en appelant l'homme qui conduisait la barque. Il leur sembla que l'homme les avait vus. Quelques minutes plus tard, il accostait la digue. L'homme maniait une longue perche munie d'un ficron. Hairbald jugea que la barque était assez large et robuste pour recevoir les chevaux.

- Acceptez-vous de nous conduire à Philacornie? s'enquit Hairbald. Nous avons de quoi vous payer.

- C'est bon, je vous prends. Tenez la barque pendant que je fais monter les chevaux à bord."

Les équidés installés, Hairbald se présenta pour embarquer. Il avait à peine eu le temps de mettre une jambe dans la barque que le pilote le repoussa en arrière du bout de sa perche. Hairbald tomba dans l'eau en éclaboussant Dakktron.

A grand renfort de mouvements de perche, l'homme s'éloigna, emportant dans sa barque les deux chevaux.

- J'en bave de rage! hurla Hairbald en frappant du poing dans l'eau.

- Je vais le pulvériser, menaça Dakktron en brandissant son bâton.

- Non! intervint Hairbald, vous allez réduire en cendres mon beau cheval. Il représente une véritable fortune. Il est dressé et entraîné pour la guerre. Ce serait un horrible gâchis. Et puis je l'aime mon canasson...

Dakktron abaissa son bâton, vaincu par les larmoiements d'Hairbald.

Les deux compères firent finalement demi-tour à pieds, dégoûtés, et ils grillèrent à nouveau en chemin une centaines d'autres crazics.

Arrivés au départ de la digue, Hairbald et Dakktron remontèrent sous le soleil vers le Carrefour des Songes. Mais, comme par enchantement, le soleil se cacha derrière un paquet de nuages. Sous leurs yeux ébahis, la campagne s'assombrit. Ils s'arrêtèrent et se regardèrent comme deux malheureux.

- Ca ne sert à rien de continuer.

- Nous n'avons pas encore tenté notre chance à l'ouest, fit remarquer Dakktron.

- Mais il n'y a pas de route par là... L'ouest, c'est de ce côté vers les bois, n'est-ce pas?

- Oui, allons-y.

Il faisait de plus en plus sombre. Parvenus à l'orée du bois, les deux marcheurs se retournèrent...

- Que de temps perdu, soupira Hairbald.

Le bois était obscur, mais là au moins, ils respireraient de meilleurs parfums que les odeurs pestilentielles du marais de Sacrine.

Hairbald et Dakktron pénétrèrent plus avant sous le feuillage des arbres. Les deux hommes obliquèrent dans la direction qu'ils supposaient être celle de Philacornie. Tout paraissait calme. Les arbres succédaient aux arbres.

Ils marchaient tranquillement depuis un court moment seulement, lorsqu'un filet s'abattit sur eux. Trois formes humaines bondirent. Hairbald reçut un coup de gourdin sur le crâne, mais fort heureusement son casque encaissa le choc. Pris de fureur, il fit jaillir sa belle épée. Les mailles cédèrent et la nasse s'ouvrit. Hairbald se releva en frappant violemment de taille son agresseur. L'homme s'écroula, foudroyé. De son côté, Dakktron, haineux, pointa son bâton vers une des ombres: instantanément, la sphère délivra une boule de lumière, qui propulsa littéralement l'individu ciblé trois mètres en arrière contre le tronc d'un arbre. Lorsque le magicien se redressa pour regarder le résultat de sa magie, l'agresseur gisait mort, étendu entre les racines du grand feuillu, la poitrine enfoncée.

Dans l'obscurité, le troisième larron prit la fuite. Hairbald, déchaîné, se lança à sa poursuite en hurlant comme un dément. Sur son passage des branches basses le fouettèrent, mais aucune ne l'arrêta. Le Kadaréen était hors de lui. Il hurlait tandis que sa proie, terrifiée, traçait droit devant elle sans chercher à se cacher. Hairbald, tout en courant, tronçonnait à grands coups d'épée les fougères qui se refermaient sur le passage du fuyard.

Les deux coureurs sortirent du bois, l'un à la suite de l'autre, séparés d'une distance d'à peine plus de dix mètres. Ils cavalèrent en sautillant, dévalant une pente de hautes herbes. Hairbald fixait sa proie qui détalait comme un lièvre. Son épée décrivit de larges cercles autour de sa tête alors qu'il hurlait: "Je vais te crever, charogne!". Malgré l'encombrement de son haubert, Hairbald courait comme un fou, mais l'autre, piqué par la peur à chaque hurlement de son poursuivant, bondissait de plus belle.

Il faisait presque nuit tant le ciel était saturé d'épais nuages noirs. Sous le regard impassible d'oiseaux kiriliki cachés dans les branchages, les deux coureurs s’engagèrent dans une prairie parsemée de bosquets de bouleaux.

- Je vais te pourfendre, vermine! jura Hairbald.

Leur folle course se prolongeait... et bientôt, le Kadaréen cessa de proférer des menaces, car son souffle s'épuisait. Il lui fallait garder des réserves face à ce jeune lièvre qui détalait à toutes jambes. L'écart se creusait à l'avantage du fuyard.

- Malédiction... eut à peine le temps d'articuler Hairbald en se prenant les pieds dans une racine. Il s'effondra comme une masse. Les oiseaux Kiriliki piaffèrent de rire. Lorsqu'Hairbald releva la tête pour chercher du regard sa proie, il ne la vit plus! Pestant par tous les diables, le Kadaréen se redressa. Fort heureusement, il n'avait rien de cassé. Il ramassa son épée et la rengaina faute de mieux.

Hairbald était épuisé. Debout dans les hautes herbes, il respirait bruyamment, observé par des centaines d'yeux dorés.

Après une longue halte, il entreprit, dans ce terrain vallonné, de gravir la colline la plus proche. Ce fut pénible pour lui d'atteindre le sommet.

De l'autre côté, brillaient les lumières des chaumières d'un village. Ce devait être Philacornie. le Kadaréen en prit la direction, marchant lentement, harassé.

Arrivé à Philacornie, Hairbald remonta la rue principale. Une partie du village s'avançait sur l'eau, posée sur des pilotis. Tout à coup, sur sa droite, notre homme vit une auberge: "Au chaudron d'Ubion" annonçait la pancarte.

Hairbald entra dans l'auberge... A l'une des tables se trouvaient Duilin et Pipo, qui lui firent signe de les rejoindre. Mais le regard d'Hairbald plongea sur une figure qui, à sa vue, s'effraya. Il comprit aussitôt qu'il s'agissait du fuyard que la peur venait de trahir. L'épée du Kadaréen vola de son fourreau en produisant un son métallique et il fondit sur sa proie...

- Je vais te pourfendre, immonde pourceau!

L'autre tomba de sa chaise à la renverse. Hairbald allait l'embrocher, lorsque s'interposa un personnage de noble allure:

- Halte là! On ne tue pas impunément les gens sous les yeux du Prévôt du Roi. Nul n'a le droit de se faire justice lui-même!

C'était un chevalier qui portait le haubert. Sur son armure, était ajustée une tunique bleu-nuit. Un baudrier pourpre, brodé d'or, auquel pendait une épée d'apparat, barrait son poitrail. De ses yeux gris, mouchetés de tâches dorées, il scrutait Hairbald, attentif à ses moindres gestes. Hairbald, qui n'appréciait guère d'être défié du regard, le fixa à son tour avec intensité.

Qui était ce malotru qui lui commandait sa conduite? Il arborait sur sa poitrine un collier composé de médailles en or : ce bijou le désignait comme Prévôt du Roi. Hairbald comprit qu'il fallait se soumettre à son arbitrage...

- Ce rejeton de Goraste, maugréa Hairbald en désignant l'homme qui avait les quatre fers en l'air, a essayé tout à l'heure de me faire la peau.

L'autre nia, mais Hairbald lui reprit la parole en pointant son arme sur lui.

- Pas de ça, protesta le Prévôt. L'intimidation n'est pas de mise. Veuillez remettre votre arme au fourreau.

Hairbald s'emporta:

- Je suis membre de la Garde d'Honneur du Roi. C'est ma parole contre celle de ce blanc-bec! Du reste, des gens ici peuvent témoigner en ma faveur. N'est-ce pas Duilin?

- Je n'ai pas assisté à votre mésaventure, s'excusa poliment Duilin. Je ne peux donc pas logiquement témoigner.

Hairbald en resta abasourdi.

Sur ces entrefaites, un homme au visage d'oiseau s'approcha du Prévôt. Il avait de petits yeux cruels et sa peau grasse transpirait abondamment.

- Chevalier, dit-il au Prévôt, cette affaire me fait penser qu'il y a eu beaucoup trop d'accidents ces derniers temps au Carrefour des Songes...

- Que veux-tu insinuer par là? interrogea le Prévôts. Je t'écoute, Exécuteur de Viles Besognes.

- Tous ces morts qu'on attribue au spectre, expliqua l'Exécuteur de Viles Besognes, sont peut-être le fait de brigands. Rien de plus simple pour eux que de camoufler leurs crimes en déposant les corps de leurs victimes au Carrefour des Songes. Ensuite, les gens de la région mettent cela sur le compte du spectre et de l'imprudence de la malheureuse victime. Un regrettable accident en somme...

- Tu es rusé, le félicita le Prévôt. Je ne sais ce dont tu serais capable si tu ne servais la justice. De fait, ta thèse ne manque pas d'intérêt, mais est-ce bien de cela dont il s'agit?

- Je suis passé par les bois, intervint Hairbald, parce qu'il faisait sombre au-dessus du Carrefour des Songes ; et c'est dans le bois que j'ai été attaqué par cet infâme cloporte.

A cet instant précis, Dakktron entra dans l'auberge du "Chaudron d'Ubion".

- Ah, te voilà Hairbald! Je t'ai cherché sans te trouver. Puis j'ai vu le village...

- Qui êtes-vous? demanda sèchement le Prévôt.

- Je suis Dakktron le Fantasque, Maître d'Hollywillow, pour vous servir. Et vous même?

- Je suis Bélaor, Chevalier d'Armebrave et Prévôt du Roi.

- Enchanté, répondit Dakktron sans trop y croire.

Pendant que tous s'étaient retournés pour regarder Dakktron, le brigand en profita pour s'éclipser. Il courut en direction de la porte, porte qui s'ouvrit brusquement sur lui, l'assommant sur le coup. La surprise fut générale.

Tous fixèrent alors l'homme qui venait d'assommer d'un seul coup de porte le fuyard: c'était un simple pêcheur du village, venu boire un verre. Intimidé, il s'excusa et se retira sans demander son reste, refermant la porte sur lui...

Dakktron éclata de rire. Puis se mirent à rire aussi le Prévôt, L'Exécuteur de Viles Besognes, Pipo, Duilin, l'aubergiste et la clientèle réunie.

Tout en continuant de rire, le Prévôts déclara la séance close : il décida de la peine de mort pour le coupable, qui serait pendu le lendemain à l'aube! Les éclats de rire redoublèrent.

Hilare, l'Exécuteur de Viles Besognes se permit une fine plaisanterie:

- Dites, Chevalier, on doit déjà pendre, demain, un espion des Féodaux, il n'y aura qu'à faire d'une "pierre deux coups"!

Pipo pissa de rire dans son froc. Hairbald quant à lui, n'avait pas ri, et Dakktron, le voyant rester perplexe, lui expliqua:

- Une pierre tombale pour deux cordes au cou, c'est drôle, non?

N'ayant pas ri du premier coup, Hairbald ne rit point non plus au second.

Les mauvaises blagues sur le thème des deux futurs pendus fusèrent toute la soirée. On s'amusa beaucoup en cette nuit d'été à l'auberge du "Chaudron d'Ubion" de Philacornie.

 

Nos voyageurs dormirent là. Leur sommeil fut réparateur. Ils se réveillèrent le lendemain matin de bonne heure avec tout le village pour assister aux deux pendaisons.

Leur troisième jour de voyage débuta de la sorte: Dakktron, Duilin, Hairbald et Pipo se rendirent, accompagnés par les Philacorniens, à l'extérieur du village, sur les bords du marais de Sacrine, où l'on choisit avec le plus grand soin un arbre. L'Exécuteur de Viles Besognes l'escalada avec agilité. Il fixa deux cordes à une branche robuste. Puis le silence se fit à la lecture de la sentence:

- Moi, Bélaor, Chevalier d'Armebrave et Prévôt du Roi, au nom de notre vénéré Suzerain Sijaron III, condamne à mort pour espionnage à la solde des Féodaux, le dénommé Dzakab l'Amulétiste, et pour brigandage de grand chemin, le jeune gredin répondant au sobriquet de Buque. La mort sera donnée par pendaison.

Exécuteur de Viles Besognes, veuillez procéder à l'exécution!

Deux corps pendirent bientôt à la branche, la nuque brisée. Ils balancèrent encore un moment, puis se stabilisèrent, inertes. Dakktron observa toutefois qu'une superbe amulette ornait le cou du pendu jadis connu sous le nom de Dzakab. Il la racheta au prix de dix Toron d'argent à l'Exécuteur de Viles Besognes, auquel revenait de droit tous les effets des suppliciés.

Avant de reprendre la route, Hairbald et Dakktron durent se procurer deux nouvelles montures qu'ils payèrent au prix fort, et ce malgré d'audacieuses tentatives de marchandage.

- Les marchands sont rudes en affaire par ici, trouvait Hairbald, qui tout à coup eut un doute quant à la provenance de leurs chevaux nouvellement acquis. J'espère qu'ils n'ont pas été volés, ces deux canassons là, et que nous ne sommes pas en train de faire fructifier un coupable commerce, dont nous serions une nouvelle fois les victimes. J'enrage d'avoir dû payer pour le vol que nous avons subi dans le marais. Ah! si je retrouve ce rapace de batelier, je l'empale sur sa maudite perche!

- Cher Hairbald, vous auriez dû me laisser le foudroyer, rappela le magicien en caressant de sa longue main l'orbe de son bâton aux étranges pouvoirs.

- Bah! la petite leçon de ce matin m'a redonné espoir en la justice. Ce maudit batelier ne paie rien pour attendre, son tour viendra.

- Je vous trouve plus philosophe qu'hier, fit remarquer Dakktron, car lorsque je vous ai vu courir après ce Buque comme un fou furieux, j'ai bien cru découvrir chez vous une forte tendance vindicative.

- Je me suis un peu emporté, c'est tout...

Hairbald regarda devant lui: Duilin et Pipo trottaient en tête. Une plaine vallonnée, où s'éparpillaient des bosquets d'arbres cernés de tapis de fleurs jaunes, s'étendait à perte de vue autour d'eux. Sur son parcours flottaient, au gré du vent, des parfums revigorants.

Hairbald respirait cette fraîcheur. Cela lui donna l'envie de galoper; et lançant son nouveau cheval, il testa sa vigueur et sa rapidité. La bête s'essouffla vite, s'arrêtant bientôt dans la floraison d'un vaste tapis de petites clochettes de mirlie. Hairbald battit ses flancs à grands coups de talon. La bête ne bougeait plus. Dégoûté, le Kadaréen sauta à bas de sa monture et tourna autour en jurant:

- Cette bête n'est bonne ni pour la guerre, ni pour le labour. La nature est ingrate et je dois en subir les conséquences. Quelle peine que d'être aussi mal porté! Car si des chevaux peuvent se plaindre de leurs cavaliers, je puis t'affirmer que tu es bien monté. Je suis kadaréen, alors un effort ou je te fracasse les sabots pour que tu aies une excuse valable de traîner des pattes!

Comme s'il semblait avoir saisi la menace, le cheval prit sur lui de repartir en donnant satisfaction à son cavalier.

La matinée s'écoulait paisiblement. Les voyageurs appréciaient à sa juste mesure le plaisir éprouvé à traverser cette vallée idyllique, parsemée de fleurs et d'arbres aux écorces précieuses et aux chevelures somptueuses.

Pipo s'arrêta pour aller cueillir des champignons. Il disparut de la vue d'Hairbald dans un carré d'arbres aux troncs argentés, portant des branches filandreuses et rutilantes comme du cuivre natif, garnies de feuilles soyeuses et blanches.

Sur un duvet de mousses brunes, le petit jeune homme découvrit de minuscules cônes rouges portés par de fines tiges, qu'il identifia sous le nom d'aeronia calidanium. Hairbald, qui l'avait rejoint, lui demanda si cette espèce de champignon était comestible. Pipo répondit que ce serait un régal de les déguster avec une sauce de lait de tortue grise et du suc de tylna sauvage.

Les voyageurs affamés s'organisèrent pour s'offrir un bon déjeuner: Duilin chassa et rapporta un gros lièvre qu'Hairbald prépara, Dakktron se chargea d'allumer le feu, et Pipo sortit sa batterie d'ustensiles de cuisine. A l'aide d'un pastos en pierre polie, le petit homme pila des brindilles de tylna, dont il extraya le suc, qu'il mélangea ensuite avec du lait de tortue grise, acheté à Philacornie. Puis il ajouta l'aeronia finement coupé, délaya le tout au-dessus du feu et, après que les champignons eurent fondu, déposa la viande pour la cuire dans la surprenante sauce de couleur rouge profond.

Hairbald trouva particulièrement réussie la préparation de Pipo. Il remarqua que l'Immortel, lui aussi, en appréciait le raffinement, ce qui, il va sans dire, ravit le saucier soucieux des réactions des dégustateurs. La deuxième bouteille de Château Fomahault cuvée 3010 fut ouverte pour accompagner le plat, et ce qu'il resta du célébrissime liquide, Hairbald le transvasa dans sa gourde, qu'il referma précautionneusement.

- Je pourrai en boire pendant plusieurs jours si je suis économe, calcula Hairbald, heureux de son acquisition. Duilin préfère l'Ondradelle, grand bien lui fasse, et Dakktron et Pipo n'en veulent apparemment plus. Alors ça tombe bien, c'est moi qui finirai cette mémorable bouteille.

En ce début d'après-midi ensoleillée, la route s'allongeait en serpentant entre des champs de fleurs multicolores. Les ramures des arbres scintillaient, leurs feuillages bruissaient, et les voyageurs s'émerveillaient d'un pareil spectacle au goût paradisiaque.

Une envolée d'oiseaux leur signala, au détour d'un petit bois de feuillus mauves, la présence d'un convoi de chariots qui s'avançaient sur la route. Ils en croisèrent bientôt la longue file. Les équipages portaient des tuniques blanches barrées de bandes de tissu rouge et des bonnets de cuir noir munis de longs couvre-joues en bronze. Les chariots étaient remplis de barriques et de fourrage pour les chevaux. Hairbald et ses compagnons remontèrent le long du convoi, observant avec curiosité les membres qui le conduisaient. Ils les quittèrent et les perdirent ensuite du regard.

Les heures passaient aussi délicieusement que toutes les précédentes qu'avait offertes jusqu'alors cette magnifique journée d'été dans la principauté d'Aquebanne.

Hairbald, qui venait de repérer que la route décrivait sur une longue distance un large demi-cercle, décida de couper pour gagner du temps. Il s'avança dans un champ de fleurs aussi blanches et scintillantes que de la neige. Sa surprise fut grande lorsque les fleurs, à son approche, s'envolèrent en volutes désordonnées, leurs pétales clignotant au soleil comme des milliers de minuscules miroirs.

La vision enchantait Hairbald, qui continuait d'avancer en soulevant devant lui les myriades évanescentes de ces fleurs métamorphosées en papillons. Les autres le suivirent sous cette neige ailée...

Après le passage des cavaliers, tous ces flocons, un moment animés, se redéposèrent lentement pour reformer la surface immaculée d'où ils s'étaient élevés.

Le petit groupe repartit tranquillement par la route...

L'après-midi était à peine entamée, quand, perchés sur une crête, ils virent, légèrement sur leur droite, un peu en contrebas, le gros bourg de Peutiange.

Les cavaliers venaient de quitter la merveilleuse plaine vallonnée, et tout en suivant la même route, ils traversaient maintenant des champs de bambous noirs et des prés de hautes herbes, que coupaient des paysans en décrivant d'amples mouvements circulaires avec leurs faux savamment aiguisées.

L'endroit qui précédait l'entrée de Peutiange, sentait bon l'herbe fauchée et la cannelle sauvage. Les rues du bourg, quant à elles, étaient encombrées de ballots, de caissons, de tonneaux de tous volumes, de véhicules à deux ou quatre roues et de leurs attelages, d'ateliers d'artisans coupeurs et vernisseurs de rinuleq et de forgerons aux forges vrombissantes et aux enclumes sonores. Des centaines d'hommes et de femmes s'affairaient, vanniers, tisseurs, porteurs, convoyeurs ou soldats de leur métier.

Lorsqu'ils pénétrèrent dans le bourg, Hairbald et ses compagnons entendirent résonner des trompettes annonçant l'arrivée d'hôtes de marque. Ils crurent un moment qu'on sonnait pour eux, mais reconnurent bientôt les couleurs du Comte de Linahow. Ses couleurs étaient bandées de gueule et d'argent au listel sable portant en lettres d'or la devise: "VIVRE EN BRAVE".

Le Comte, suivi de son host et d'une compagnie d’arbalétriers euzinois, était entrés par l'est et traversait en fanfare la place du Héron moribond au centre de Peutiange. Les trompettes précédaient le noble chevalier et sa troupe, jonglant avec leurs éclatants instruments, dont ils tiraient au repos des notes stridentes.

Les gens du bourg cessèrent leurs activités et se regroupèrent pour admirer la marche martiale des soldats. Peutiange était au comble de l'excitation quand Hairbald, Duilin, Dakktron et Pipo parvinrent à leur tour au niveau de la place du Héron moribond.

Dans la foule, Hairbald reconnut alors un des siens, un cavalier de Kadar, qui regardait lui aussi le passage de la troupe du Comte de Linahow.

- Erkhovald! s'écria Hairbald en interpellant le kadaréen.

- Ah, Hairbald, comment vas-tu petit barbu? répondit l'autre.

- Je me porte bien. Et toi, que fais-tu ici?

- Qu'est-ce que tu dis? Je ne t'entends pas!

Les trompettes résonnaient avec fracas, accompagnées par des roulements de tambours, aussi Erkhovald fit-il signe à Hairbald de le rejoindre à l'écart, hors de la place, sous un gros chêne, qu'il lui indiqua frénétiquement à grands gestes.

Il ne leur fut pas facile de s'extraire de la marée humaine et de se retrouver, mais enfin ils purent se donner l'accolade sous le chêne et échanger avec joie de leurs nouvelles.

- Que deviens-tu? interrogea Erkhovald le premier.

- Chut, fit Hairbald en souriant, je suis en mission secrète pour le service du roi Sijaron, et voici mes compagnons d'aventure, qu'il désigna en se retournant vers Duilin, Dakktron et Pipo, qui l'avaient suivi et qu'il présenta à son ami kadaréen.

- Enchanté, dit Erkhovald.

- Et toi alors que fais-tu là? reprit Hairbald. Je pensais que vous seriez regroupés à Chrost en prévision des combats.

- Figure-toi que Mordril m'a envoyé à Peutiange pour nous fournir en lances de cavalerie. Ils en font ici de la meilleure qualité dans un bambou noir appelé le rinuleq. Je t'emmènerai les essayer à l'atelier du maître vernisseur, tout à l'heure.

- Alors, vous allez partir à la guerre?

- Oui, mon vieux! et même que Frigg la Farouche, la femme de notre capitaine, est de la fête. Quelle chevauchée en perspective! On a les chevaux les plus rapides et les plus endurants, et bientôt les plus terribles lances! Qu'en penses-tu?

- Que je n'ai plus mon cheval de guerre et que je vais rater cet héroïque festival équestre dont tu me parles!

- Allons Hairbald, coupa Duilin, il faut se résigner à partir, maintenant. La journée n'est pas encore terminée. Nous pouvons encore grappiller un peu de route avant la tombée de la nuit.

- Mais... fit Hairbald, sans trouver le courage d'en dire davantage.

Il salua donc son ami et rejoignit ses compagnons de voyage.