Rose mystique

 

Hairbald, après être resté trois semaines interminables en garnison à Kalinda, durant lesquelles il assista aux préparatifs de départ de l'Armée de la Conquête Royale, reçut enfin l'ordre de reprendre le Pavé.

La Garde d'Honneur quitta les Marches du Nord pour rejoindre Chrost, capitale d'Aquebanne, où siégeait le roi. Frigg et Mordril ne conduisaient plus, sur le chemin du retour, que six hommes, dont Hairbald le Chauve. Tant de braves étaient tombés au Pont de l'Impénitence et, parmi les héros morts, Hairbald pleurait son ami Erkhoval.

Sur le parcours du Pavé, la Garde d'Honneur fit une courte halte à Fendweek. La population de la ville les accueillit en héros, les couvrant de fleurs, leur offrant avec spontanéité et joie des fruits dont la campagne débordait. En cet été de l'an de grâce 3027 du règne du roi Sijaron III, la nature avait été généreuse.

Frigg et Mordril furent reçus chez le Bourgmestre, à l'Hôtel de Ville du Beffroi de Vaubel, où on les gratifia du titre de Citoyens d'Honneur de Fendweek. Il faut dire à ce sujet que la ville de Fendweek aurait très certainement succombé au pillage des armées du Comte Erskine, si celui-ci était parvenu à franchir le Pont de l'Impénitence. Les autorités de Fendweek avaient, à juste titre, cru bon de décorer Frigg et Mordril pour les remercier du salut que la ville leur devait.

Quant aux autres Gardes d'Honneur, ignorant la cérémonie officielle, ils avaient pris d'assaut la ville et ses plaisirs, dont le plus incontestable fut certainement de raconter leurs exploits dans les tavernes.

A la taverne de la "Belle Broigne", Hairbald avait suivi un de ses collègues, qui ne manqua pas de verve pour retracer l'épisode marquant de la bataille du Pont de L'Impénitence. Le vin coulait à flot au rythme des exclamations d'admiration de l'auditoire. L'insatiable narrateur s'appelait Phartald. Il comptait parmi les dix rares survivants de la bataille.

Pour sa part, Hairbald s'était modestement attablé avec Phartald, à qui il confia le soin de tout dire. Rêveur, il laissa l'écho du récit de la bataille résonner à ses oreilles, puis se perdre dans les méandres de son esprit absorbé tout ailleurs. Hairbald était plus que jamais perplexe quant à la suite des événements, et partagé entre l'amour et le devoir. A coup sûr, il désirait revoir Coralysse et vivre pour toujours avec elle, mais la perspective de réclamer du roi un arbitrage en leur faveur lui apparaissait de moins en moins claire. L'opportunité de saisir en cette affaire le jugement du roi l'effraya même: se pouvait-il que le roi refusât de les voir ensemble? Il fallait bien se rendre à certaines évidences: Tildeberg était un des Grands du royaume. Son prestige n'avait fait que croître aux yeux de ses pairs depuis le début de la guerre. Ne lui avaient-ils pas confié le commandement de l'armée?! Le roi condamnerait-il un de ses plus précieux sujets à quitter une épouse légitime pour la donner à un barbare hirsute de Kadar? Certes, non! Et cette pensée arracha, de saisissement, Hairbald à ses spéculations. Il retrouva aussitôt l'évocation du fracas des armes sur le Pont de l'Impénitence, et arriva au moment où tombait son ami Erkhoval. Des larmes perlèrent de ses yeux. Il avait perdu son ami et n'y pouvait plus rien, mais il se jura qu'on ne lui ravirait plus jamais celle que son coeur ne pouvait cesser d'aimer!

Une semaine plus tard, Hairbald avait repris ses quartiers à Chrost, où la Garde d'Honneur retombait dans la routine des rondes de garde. Ce fut avec anxiété qu'Hairbald arpenta les couloirs du palais, craignant de rencontrer le roi, fuyant sans cesse sa présence comme un mauvais présage. Il n'attendait plus qu'une chose: obtenir une permission pour courir retrouver Coralysse.

Un beau matin, Phartald s'approcha d'Hairbald, qui soignait les chevaux des écuries royales. Il lui fit savoir que le Capitaine Mordril voulait le voir. Le Kadaréen stoppa alors son travail de ladre et, ajustant sa tenue, il monta rencontrer le Capitaine Noire Brillance.

Mordril était logé dans un appartement privé du palais royal. Il s'habillait, et Frigg, assise avec désinvolture sur une table à proximité de lui, le regardait de ses yeux brillants, tout en mangeant bruyamment une pomme à pleines dents. La jeune femme portait une ample chemise blanche, une jupe courte en daim, un collant beige, et des bottines de cuir souple aux pieds. Un sourire mi-narquois, mi-espiègle, éclairait son visage d'une expression indéfinissable. Frigg semblait tout à la fois contrariée et amusée, et ses jambes balançaient devant elle en rythme.

- Non, c'est non! protesta Mordril. Je t'ai déjà dit que, ce matin, j'attendais la visite du Prévôt du Roi. Il peut arriver d'un moment à l'autre...

- C'est si important que ça? insista la jeune femme.

- On m'a fait dire qu'il s'agissait d'une affaire urgente et grave.

On frappa à la porte...

- Qu'est-ce que c'est? sursauta le Capitaine.

- Le Seigneur Bélaor d'Armebrave demande audience, expliqua un valet en faction à la porte.

- Le bougre est en avance! jura Mordril. C'est bon, introduisez-le...

Un homme de haute taille, le visage fermé et la silhouette habillée de noir, entra. Frigg le regarda avancer, dégoûtée. Cet homme, portant un baudrier pourpre et un collier de médailles en or sur un pourpoint noir, venait gâcher sa matinée!

- Que nous vaut de si bonne heure la visite du Prévôt du Roi? interrogea Mordril, qui achevait à peine de s'habiller.

- Mes apparitions, pour rares qu'elles soient, sont toujours dictées par le devoir de la justice. Je ne me permettrais pas de vous déranger si l'affaire qui me conduit à vous n'exigeait l'urgence d'une arrestation.

- Par les cornes de Daccrott, quelle mauvaise plaisanterie!

- Il ne s'agit en rien d'une plaisanterie. Je tenais à vous en avertir le premier: un de vos hommes à commis un meurtre.

- Et de qui s'agit-il?

- Du dénommé Hairbald, fils d'Haratald.

- Sans blague! Et qu'a-t-il fait au juste?

- Je vous l'ai dit: il a tué un homme, un vieil homme, un apothicaire.

- Et quelles preuves avez-vous contre lui? s'irrita Mordril, qui n'aimait pas qu'on attaquât l'honneur de la Garde d'Honneur.

- C'est le hasard qui nous a mis sur la piste. Voyez-vous, du village de Douridaï, nous recevions depuis plusieurs années des plaintes concernant un dénommé Loubig le Filou, qui pratique le vol à la canne à pêche, mais je n'avais, jusqu'au mois dernier, jamais trouvé le temps de m'y rendre pour arrêter l'énergumène et le juger. Cependant, lorsque nous sommes arrivés à Douridaï, c'est une toute autre affaire qui agitait le village: quelqu'un avait assassiné Simbra, le vieil apothicaire. Il me fallait calmer l'émoi d'une population choquée, en retrouvant rapidement le meurtrier. L'enquête fut heureuse et progressa vite. Il faut dire que le meurtrier n'avait pas été très discret. Le pauvre idiot avait, peu de temps avant de commettre son crime, décliné son identité et affirmé péremptoirement son rang dans la Garde d'Honneur à un pâtre, sur le chemin du village. Notre homme a également été reconnu formellement par un habitant, à qui il avait demandé où se trouvait l'apothicaire le plus proche. Le jour même, le vieil homme était retrouvé mort! De plus, les descriptions qu'ont faites du meurtrier le pâtre et l'habitant de Douridaï correspondent en tous points! Quant au mobile, il m'est apparut évident que le dénommé Hairbald cherchait à tout prix à se procurer une certaine drogue, appelée Zéphirine. La substance manquante chez l'apothicaire au regard de son inventaire, et l'attitude hallucinée du meurtrier décrite par le pâtre, le prouvent à merveille. Rarement affaire de meurtre fut aussi limpide et si rondement menée!

- En effet, vous pouvez être fier de vous, commenta Mordril sur un ton ambigu.

- Je vous demande donc de me prêter votre concours, en m'autorisant à procéder à l'arrestation du coupable.

- Impossible!

- Comment cela, impossible? Vous ne pouvez soustraire cet homme à la justice. Votre attitude est scandaleuse. Je vous somme de me livrer sur le champ le coupable!

- Hairbald est mort à la bataille du Pont de l'Impénitence!

- Evidemment... Je vous prie de m'excuser.

- Le sort aura devancé la justice, intervint malicieusement Frigg, qui balançait toujours ses jambes, et qui cracha une flopée de pépins.

- Je crois, renchérit Mordril, qu'il n'est plus nécessaire d'évoquer, à partir de maintenant, cette affaire. Il serait dommage que les bonnes relations tissées entre Aquebanne et Kadar en pâtissent, n'est-ce pas?

- Vous avez certainement raison, s'inclina le Prévôt. L'affaire est définitivement close. Je vous prierais de bien vouloir m'accorder maintenant la discrétion de prendre congé de vous...

- Faites.

 

*

***

 

Hairbald approcha de la porte des appartements du Capitaine Noire Brillance et de son épouse. Il frappa deux coups secs.

- Entrez! entendit-il répondre.

- Capitaine, vous m'avez demandé?

- Ah! Hairbald, c'est vous. Approchez...

Hairbald reconnut aussi Frigg, qu'il salua d'un signe respectueux de la tête. La jeune femme lui répondit par un sourire énigmatique.

- Hairbald, j'ai une mission pour vous, lui annonça le Capitaine. J'ai entre les mains des lettres de nos amis aristocrates, partis en guerre. Je suppose que ces lettres sont adressées à leurs familles et aux administrateurs de leurs biens. Je vous charge donc de les leur porter. Vous irez au castel des Ducs d'Aya, puis, sur votre chemin, vous vous rendrez au bourg d'Euzanne, où se trouve le manoir du Comte de Linahow. Enfin, vous gagnerez le château d'Apstërn, au coeur de la Baronnie d'Oa.

- La Baronnie d'Oa? se réjouit tout à coup Hairbald, qui tenait là un moyen officiel pour revoir rapidement Coralysse .

- Vous connaissez? demanda Mordril.

- Oui, Capitaine. Je saurai parfaitement me débrouiller de cette mission. Je suis même prêt à partir de suite...

- Au fait, l'arrêta Mordril, j'aurais une question à vous poser...

- Je vous écoute, Capitaine.

- Avez-vous tué un homme, un apothicaire?

- Comment le savez-vous? se trahit aussitôt Hairbald, abasourdi sous le choc de la question.

- Ce matin même, le Prévôt du Roi est venu exiger de moi votre arrestation.

- Tout est fini! s'écroula Hairbald. Je ne reverrai plus jamais Coralysse!

- Qui est Coralysse? demanda tout à coup Frigg, piquée par la curiosité.

- C'est la femme que j'aime, sanglota Hairbald.

- Mordril, tu auras compris comme moi, déclara Frigg, que la Rose d'Harmonie a inspiré tes paroles. Tu n'as pas pu mentir au Prévôt sans l'inspiration de la Rose.

- La Rose d'Harmonie, répéta Hairbald, incrédule...

Le Kadaréen se rappela alors les vers tragiques de l'antique poème, et ses lèvres tremblantes en articulèrent la triste mélodie:

- "Qui veut l'amour d'une princesse

Se doit de tenir sa promesse:

Cueillir la Rose d'Harmonie

Ou périr en longue agonie

Dans ce puits à l'issue secrète,

Et perdre à jamais sa conquête."

Hairbald sanglotait, agenouillé, le front penché vers la terre.

- Vous avez beaucoup trop souffert, lui dit Frigg. L'agonie et la désespérance n’ont que trop duré. Mordril l'a reconnu le premier, et j'en suis touchée à mon tour: vous avez enfin droit de vivre ce grand amour avec Coralysse. Mordril et moi vous offrons aujourd'hui la Rose d'Harmonie. N'est-ce pas, Mordril?

- N'aurais-je menti au Prévôt que par vice, confirma le Capitaine. La Rose est le gage d'amours heureuses et incorruptibles. N'en refusez pas le bonheur.

Hairbald ne savait plus que dire. Les paroles du terrible chef de guerre étaient si douces à entendre, et si réconfortantes à son coeur, qu'il n'en revenait pas. Et la voix de Frigg, belle et claire comme le chant d'une source, lui parlait de bonheur.

- Vous ne me livrerez pas au prévôt? demanda Hairbald, qui n'en revenait pas, encore partagé entre l'affirmation et l'interrogation de son salut.

- Non, le rassura aussitôt Mordril. Je lui ai déjà dit que vous étiez mort au Pont de l'Impénitence. Vous ne faites plus parti de la Garde d'Honneur. Vous êtes libre de partir. Je ne vous demanderai plus qu'une dernière chose, cependant.

- Dites, accepta Hairbald, à la fois inquiet et obligé...

- Sur le chemin de votre nouvelle vie, n'oubliez pas de remettre les lettres que je vous ai confiées.

- Ah! Les lettres? Bien sûr! souffla de soulagement Hairbald. Je le ferai avec joie!

- Alors, qu'attendez-vous pour partir? le pressa Frigg. Une personne qui vous aime vous attend!

- Merci! Du fond du coeur, merci, exulta Hairbald en se retirant, emporté par le désir de revoir Coralysse.

 

Hairbald quitta Chrost au triple galop. Il pleurait à chaudes larmes. Ce n'étaient plus des larmes de douleur tirées par le deuil ou l'angoisse du désespoir, c'étaient des larmes de joie, des larmes de pure joie.

C'étaient d'authentiques et pures larmes de joie.

Le vent de sa course équestre à travers la plaine de Savillon caressait sa figure et animait ses longs cheveux. Dans le sillage blond du soleil et de la campagne, filait son fier destrier. On aurait dit que l'animal lui-même n'ignorait pas la destination de son cavalier, tant il mettait de fougue dans son irrésistible course. La vie n'avait jamais chanté si fort jusqu'à ce jour pour le Kadaréen. Une émotion, proche de l'évanouissement, le transportait vers le but encore inassouvi. La douloureuse impatience de revoir Coralysse n'avait d'égal que la joie de son coeur à l'évocation de sa personne. L'âme du cavalier se dilatait entre la peur de n'arriver jamais assez tôt pour elle, et le bonheur anticipé de leurs retrouvailles heureuses.

Après un arrêt au château des Ducs d'Aya, le coeur saturé par l’excitation, Hairbald reprit la route aussitôt. Sa folle chevauchée absorba le jour et la nuit. Son galop s’amplifiait dans un feu d'impatience incoercible, que seule la promesse de l'amour parvenait à calmer. Ses sentiments amoureux transcendaient l'insoutenable attente.

Le cavalier traversa d'une traite les Bois d'Hollywillow et remonta la route d'Euzanne. Il filait le jour, insaisissable comme le vent, et la nuit, aussi éphémère que le feu d'une comète, il traçait son parcours dans l'obscurité.

Soulevé d'amour, au bord de l’asphyxie du coeur, il dut encore retarder sa course en portant une lettre au manoir des Comtes de Linahow.

La retardatrice affaire expédiée, il bondit de plus belle sur la route interminable de sa course vers l'élue de son coeur. Le sillon routier n'en finissait pas de défiler sous ses yeux affamés de contempler à nouveau Coralysse. Il l'avait en définitive si peu vue, qu'il en éprouvait de l'outrage contre le destin. Mais le tort allait bientôt être réparé, et l'amour épouser le bonheur.

A l'approche des murs du château d'Asptërn, où le Baron Tildeberg d'Oa faisait retenir captive Coralysse, le coeur du Kadaréen le battit violemment. L'appréhension et l'irrésistible envie de la revoir s'opposaient, battant son coeur de violentes saccades.

Sans bien se rendre compte du décor du lieu, ni des figures de gardes et de serviteurs qui s'enquéraient de sa visite, il répondit, aspiré par la présence toute proche de Coralysse, qu'en qualité de messager du roi on devait le conduire de suite à la maîtresse des lieux pour lui remettre un pli.

Hairbald se retrouva tout à coup bloqué devant une porte. Il sentait son coeur battre la chamade. Un domestique s'était engouffré derrière la porte pour porter connaissance de sa venue à Coralysse. Ses dernières secondes avant de la revoir, séparé d'elle par une simple porte, lui parurent une éternité. L'obstacle, aussi ridicule que deux panneaux de bois enchâssés, lui sembla le plus incommensurable de tous ceux qu'il avait dû franchir pour parvenir jusqu'à elle...

Enfin, les deux battants de la porte fatidique s'entrouvrirent. Hairbald plongea son regard dans le salon dévoilé à ses yeux. Soudain, il vit celle qui existait pour lui plus que lui-même...

Sous une fenêtre, d'où s'écoulait une lumière diffuse, à côté d'une cheminée où crépitait un feu domestiqué, assise à une petite table ronde, Coralysse jouait aux échecs avec une dame de compagnie.

Coralysse se leva et s'avança vers le visiteur. Elle portait une longue robe de satin aux reflets bleutés, avec une guimpe de tulle qui ornait son cou délicat; la guimpe, recouvrant de sa douce transparence un décolleté, mettait avantageusement en valeur sa blanche poitrine. Ses cheveux aux cascades dorées, maîtrisées en une somptueuse coiffure élaborée, étaient piqués de perles brillantes. Son visage de rose, aux grands yeux bleus expressifs et aux lèvres nacrées, s'illumina progressivement, à sa vue, d'un sourire généreux et inaltérable.

Coralysse se précipita sur Hairbald, qui la serra, ému jusqu'au larmes, de ses larges et lourds bras, encombrés des manches de son haubert. Il plongea son regard dans ses yeux bleus tout aussi mouillés que les siens. Il y lut le bonheur tant espéré qu'ils s'étaient autrefois jurés sur le Sein de Dolia, un soir étoilé.

Soudain, au contact du ventre de la jeune fille, il se détacha d'elle...

Hairbald contemplait, hagard, l'arrondi du ventre de Coralysse. La voix déchirée de désespoir, elle lui dit:

- Il m'a prise de force le jour du mariage, avant de partir à la guerre. Hairbald, je suis enceinte...

Elle s'était accroupie en pleurant, et sa robe auréolait au sol sa mince silhouette. Hairbald la surplombait maintenant de toute la hauteur de sa taille.

- Tu dois me détester, pleura-t-elle...

- Non, Coralysse. Je n'ai jamais eu pour toi que de l'affection, et à partir d'aujourd'hui, je ne t'abandonnerai plus jamais. C'est moi, au contraire, que tu dois détester pour t'avoir laissée seule si longtemps.

- Oh, non! Hairbald, je t'aime, lui dit-elle en le regardant à nouveau de ses yeux innocents et fragiles.

- Je t'aime, moi aussi, tu sais.

- Et pour le bébé? demanda-t-elle le visage mouillé de larmes.

- Oh, Coralysse, comment pourrais-je détester un être, si tu l'aimes?

Les deux amants s'enlacèrent, et leurs âmes, en un même élan, débordèrent de joie.

Ils venaient de quitter la prison dans laquelle le Baron Tildeberg retenait Coralysse captive. Hairbald avait prétexté d'une audience royale pour l'extirper de l'étreinte de pierre.

Les deux coeurs, transis d'amour, couraient maintenant la route dans un carrosse. Le véhicule était conduit à vive allure par un cocher de la baronnie.

Parvenu au premier carrefour, Hairbald fit signe au cocher de stopper les chevaux. Le Kadaréen descendit alors du carrosse. Le carrosse portait les armes d'Oa. Hairbald s'approcha de son conducteur.

- Que se passe-t-il? demanda ce dernier. On ne va plus à Chrost?

- Non, vous prendrez au sud, et vous continuerez dans cette direction sans vous arrêter, jusqu'à ce que nous soyons arrivés au Pays de Kadar.

- Je suis désolé, protesta gentiment le cocher, mais le service du Baron me l'interdit. Que fera-t-il, lorsqu'il apprendra l'enlèvement de son épouse, car c'est bien de cela dont il s'agit, n'est-ce pas?

Hairbald, qui trouvait l'homme plutôt conciliant, tendit vers lui sa main. Il l'ouvrit sous ses yeux. Il y avait dans le creux de la main du Kadaréen une poignée de rubis étincelants.

- Cela devrait suffire à vous rassurer, affirma Hairbald. Notre bonheur est au prix de votre fortune. Acceptez ces pierres, et conduisez-nous loin de la Baronnie d'Oa et du Royaume d'Aquebanne.

- Je suis votre obligé... N'ayez crainte, je vous conduirai sans heurt ni chaos.

- A la bonne heure! Allez, en route!

Hairbald remonta dans le carrosse auprès de Coralysse qui lui demanda si l'homme avait accepté de les conduire vers la liberté. Son amant lui répondit que oui. Elle poussa un long soupir de soulagement.

Le cocher remit en branle le carrosse, fouettant l'air au-dessus de l'attelage de quatre chevaux noirs.

L'équipage courait de nouveau la route, mais plein sud, cette fois.

A l'intérieur, adossés à la banquette arrière, Coralysse et Hairbald, sans un mot, savouraient le bonheur de leur liberté retrouvée. Entre eux, sur le coussin de la banquette, ils entrelacèrent les doigts de leurs mains.

Cependant, l'esprit d'Hairbald était encore parcouru par une ombre. Finalement, il trouva le courage d'avouer à Coralysse qu'un drame avait marqué sa route après leur séparation : il lui avoua qu'il avait réellement tué un homme par vice.

- Cela ne te gêne pas de fuir avec un criminel? lui demanda Hairbald, que l'inquiétude d'un doute au sujet de l'amour que Coralysse pouvait encore maintenant lui porter rongeait.

- Non, lui répondit-elle d'une voix sereine. Le roi juge, moi, j'aime.

Ses fines et douces mains touchèrent son visage broussailleux, et ses lèvres nacrées parfumèrent sa bouche d'un baiser tendre...