LES MARCHES DU NORD

 

Au cours de mes nombreux périples, j'ai eu l'occasion de rencontrer toutes sortes de gens et de choses étranges. Et si aujourd'hui je prends la plume, c'est pour vous raconter la plus merveilleuse des aventures. Je vais donc vous combler en vous dévoilant le récit de la quête de l'or d'Alfée.

Au long de cette quête, combien de fortunes furent édifiées ou anéanties, combien d'ambitions furent couronnées ou ruinées, combien de destinées furent bouleversées ou scellées, je ne saurais le dire exactement. Une chose est certaine, la quête de l'or d'Alfée entraîna dans son sillage des hommes et des femmes de toutes conditions, des plus humbles aux plus célèbres. Elle les entraîna jusqu'aux sacrifices les plus grands et les jeta dans des périls dont on peut craindre de ne pas sortir indemne.

Que l'émotion vous tienne éveillés à l'écho des hauts faits des héros de cette histoire. Que s'envole vers les contrées enchantées votre esprit le temps de cette tumultueuse chevauchée. Que les épées rouillées sortent des fourreaux où elles dormaient depuis trop longtemps. Que les gonfalons collés aux hampes par les pluies de la mélancolie se redéploient au vent de l'épopée. Que les héros fatigués se redressent sur leurs fiers destriers pour découvrir une nouvelle jeunesse.

 

 

Gax le désarmé

 

En cette fin d'été de l'an de grâce 3027 du règne du grand roi Sijaron III, un cavalier traçait sa route vers l'antique cité de Chrost, capitale de la Principauté d'Aquebanne.

Tout semblait mouillé de plomb. De grosses averses balayaient le paysage de la plaine de Savillon. La campagne était noyée de ténèbres. Au loin, masse plus profonde que la nuit alentour, se dressait Chrost, lugubre.

La cité millénaire était perchée sur un socle rocailleux. Trois paliers, hérissés de murailles inexpugnables, se succédaient. Enfin, au sommet de l’éperon rocheux, se dressait un puissant donjon carré, d'où l'on dominait tout le pays.

Le cavalier s'avançait en contemplant les remparts de la ville superbe. Il reconnut là le lieu dont il avait déjà si souvent entendu parlé. L'homme qui chevauchait fièrement sous l'auguste et sombre majesté de la légendaire Chrost, portait les armes des Gardes d'Honneur, cette petite troupe de soldats gracieusement mise au service du roi Sijaron par l'Autocrate de Kadar. Le guerrier arborait une abondante barbe blonde broussailleuse sur son haubert. De son visage émanait de la jovialité, mais il était homme d'arme, et par le fer de sa lourde épée qui pendait à son côté, la guerre lui convenait comme métier. Dans une semi-obscurité, ce guerrier, connu sous le nom d'Hairbald, se rapprochait des portes de la ville...

Il faisait nuit, mais ce n'était pas la nuit, ce n'était qu'un jour sans soleil bien qu'on fût en été. La menace de l'orage pesait sur l'imposante construction de pierres. Une foule d'hommes d'armes et de convoyeurs serpentait pour aller chercher abri derrière les murs... La pluie rabattait hommes et bêtes vers les portes monumentales de la cité, où les gardes du Grand Roi Sijaron filtraient les entrées.

Emergeant de la foule, le cavalier s'avança. Comme tous les gens attroupés devant la porte, il fut arrêté par un garde: la hallebarde étincelante de la sentinelle s'abattit pour lui barrer le passage. Dans la lueur mouvante des braseros, le garde fixa le visage de l’intrus; Hairbald soutint son regard...

Soudain la foudre frappa!

Elle tomba si près que le choc cloua la foule au sol. Les chevaux se cabrèrent en hennissant d'effroi et les gardes rentrèrent la tête entre leurs épaules d'acier noir.

Le cavalier de Kadar dompta sa monture et, les rênes bien en mains, se retourna vers le garde en l'interpellant vivement:

- Ne reconnaissez-vous plus les cavaliers de la Garde d'Honneur? Je suis Hairbald, fils d'Haratald. Je viens prendre mes nouveaux quartiers à Chrost après avoir servi le roi tout l'hiver à l'est de Tingdal, sur les rives du Zaür. Je suis un vétéran de la bataille d'Old Badrim, faites place!

Le garde le laissa enfin passer. Le cavalier se faufila à l'intérieur de la citadelle.

Une fois passée la poterne, Hairbald observa la rue principale: elle était encombrée de chariots et d'hommes affairés autour. S'approchant d'eux, il demanda à un convoyeur où se trouvait la "taverne du Clos-godet". Puis, suivant l'itinéraire qu'on venait de lui indiquer, le cavalier s'avança sous la pluie. Il passait à côté de nombreux autres soldats, campés le long des murs à l'abri sous l'angle des toits. Après avoir parcouru une centaine de mètres, le cavalier tourna dans une ruelle très sombre, que les façades des maisons couvraient d'ombre en se rejoignant par endroits sous la forme d'une arche. Le pavé de la chaussée ruisselait d'eau, brillait dans la lumière tremblante de quelques torches qui, lorsqu'une goutte d'eau les touchait, crépitaient en sifflant. Des silhouettes glissèrent sous les porches et les voûtes... Hairbald empoigna la garde de sa fidèle épée, craignant l'attaque d'un groupe de brigands. Il n'en fut rien! A sa grande surprise, il remontait la rue sous les regards très expressifs de toute une cohorte de prostituées. Parmi elles, il y avait là beaucoup de jeunes Silves, à la peau enduite d'un fard aux reflets argentés. Ces jeunes femmes étaient célèbres pour leur charme énigmatique. Hairbald ne s'attarda pas, bien que la pensée de découvrir l'attrait étrange d'une Silve lui eût effleuré l'esprit. Il continua sans être descendu de cheval, tourna au bout de la rue, empruntant un passage de longues et larges dalles de schistes, qui se chevauchaient en croissants de lune.

Après avoir circulé un bon moment dans le dédale des ruelles de la ville basse, le cavalier déboucha sur la "Chaussée des trépassés", où, selon les dires du convoyeur, se trouvait la "taverne du Clos-godet".

Hairbald dépassa un lampadaire magique, sculpté dans la pierre, et l'ombre de son corps se profila sur toute la longueur de la rue. Il arpentait, maintenant, la chaussée avec vigilance, donnant de la tête à droite et à gauche, cherchant de toute évidence le lieu caché de la taverne parmi la masse sombre des demeures.

Le cavalier progressait lentement, son cheval martelant le pavé. Quand, en chemin, il s'arrêta net à la hauteur d'une bâtisse. Le cavalier leva le nez vers une enseigne:

   

C'était bel et bien là le lieu qu'il cherchait. Par un soupirail, de la lumière s'échappait de l'intérieur de la taverne...

Après un moment d'hésitation, le cavalier attacha sa monture sous un porche à proximité. Il descendit ensuite quatre marches. Les marches s'enfonçaient dans la chaussée vers une porte massive en chêne, derrière laquelle s'abritait l'établissement.

Hairbald poussa la porte, aidé par le vent qui s'engouffrait dans la ruelle. Il fut aussitôt accueilli par la chaleur du lieu dont il venait de franchir le seuil. On entendait crépiter les flammes dans l'âtre. Des centaines de petites lumières brillaient au sommet d'énormes gâteaux de cire suspendus aux poutres. Hairbald traversa la fumée, les clameurs et les murmures qui emplissaient le lieu. Il se dirigea vers le foyer pour s'y réchauffer et retira un lourd casque de sa tête, livrant au reflet des flammes la surface lisse de son crâne chauve. Il dégrafa ensuite la fibule de son manteau détrempé. Figé devant le feu, allongeant ses bras vers les flammes, Hairbald avait fière allure. Une bonhomie naturelle transparaissait sur son visage joufflu et rose.

La chaleur du feu commençait à envahir son corps. Il en éprouvait un grand réconfort, tel ce voyageur harassé par l'épreuve de la route, dont parle le barde Albédo de Cambarr dans son "Chemin vers le repos". Hairbald s'abandonna à ce doux prélassement auprès du feu, se remémorant les vers fameux du célèbre poète:

 

Dehors, l'orage grondait toujours, et, au coup par coup, des flashs illuminaient de leur éclat blanc électrique l'espace rabougri de la petite taverne.

L'aubergiste vint s'enquérir des désirs du voyageur:

- Que puis-je vous servir?

- J'aimerais bien manger une bonne plâtrée de Miark Brun arrosée avec une bonne bouteille de Vieux-Gris.

- Ce sera fait.

- Ah! n'oubliez pas non plus qu'"une étoile brille sur l'heure de notre rencontre".

- Ne vous en faites pas, répondit l'aubergiste sans s'alarmer, je n'oublierai pas de m'occuper de vous dès que possible pour l'affaire qui nous intéresse. Je vous demande juste d'attendre un peu. Profitez-en pour bien vous restaurer.

La taverne était bondée, l'ambiance plutôt bonne et la clientèle portée sur l'alcool. Hairbald observa les visages, mais il n'en reconnut aucun. Il se sentait un peu en terre étrangère, et la vue d'un visage familier lui aurait fait plaisir. Mais il n'y avait là aucun autre Kadaréen hormis lui-même...

A la table du centre, la chope débordante à la main, des gens trinquaient bruyamment. La bière coulait à flot dans leurs gosiers, sur leurs larges mains et à travers leurs barbes rousses, fendues en deux tresses d'égale longueur. D'autres, au fond près d'un pilier, jouaient au roudalon, empilant des pièces de monnaies mises en jeu et jetant des dés pour les obtenir. Autrement, près de la cheminée, un petit groupe chantait "la ballade d'Alfératz le Forfant", accompagné à l’accordéon par un ménestrel de passage. Enfin, installé pas très loin de lui, un jeune homme s'était déchaussé, faisant sécher au feu ses chaussettes bariolées. " Il a une bonne bouille ce petit gars ", trouva Hairbald, qui s'imaginait déjà en train de sympathiser avec lui. Cette pensée le fit sourire.

Hairbald continuait d'observer le jeune homme. Sur ce, l'aubergiste vint se camper derrière le petit débrouillard, affairé devant le feu. Le patron de l'établissement interpella vigoureusement ce sécheur de chaussettes sans gêne:

- Eh là mon gaillard, on profite bien de mon feu!

L'adolescent se retourna et répondit sans sourcilier:

- C'est un bien bon feu, monsieur l'aubergiste.

- Certes, admit ce dernier, mais vous devez remettre vos chaussettes et commander à manger ou à boire?

L'aubergiste, un gros homme au visage boursouflé et à l'oeil rond, était embarrassé par l'attitude de son client. Il attendait une réponse les poings fixés sur les hanches, le pompon de son bonnet oscillant devant sa figure.

L'aubergiste se pencha l'air renfrogné vers l'adolescent, cherchant à l'intimider, à précipiter sa réaction. Le petit jeune homme cherchait sa réponse... enfin les mots jaillirent:

- Monsieur l'aubergiste, "une étoile brille sur l'heure de notre rencontre!"

L'aubergiste resta interloqué un moment. Puis, lorsqu'il eut reconnu l'étrangeté de ce que venait de lui dire le petit homme, il lui murmura en retour:

- Très bien, très bien...Vous attendrez jusqu'à la fermeture de la taverne. Alors, je serai à vous.

Puis, se redressant, il lança d'une voix forte:

- En attendant, que puis-je vous servir, l'ami?

- Une bonne ale et une assiette de votre plat du jour.

- Ce sera donc une chopine de Grosse-rasade, une soupe au lard avec une belle pomme de terre et un quignon de pain blanc. Le tout pour cinq rek de bronze.

- C'est parfait. Je m'attable l'eau à la bouche.

- A la bonne heure, votre ventre a parlé!

Hairbald qui avait tout entendu, observa avec encore plus d'attention l'adolescent, car il venait de dire sa propre formule secrète.

Le petit jeune homme alla ensuite, après avoir enfilé ses chaussettes, s'installer à une table. Là, il cala sa chaise contre une poutre dans son dos, s'abandonnant ensuite à toutes sortes de rêveries en dégustant l'ale qu'on lui avait servie.

- Buvons, buvons, mes amis, répétaient les buveurs insatiables de la table centrale, car bientôt la poussière des routes asséchera nos gosiers. La guerre aux Marches du Nord se prépare, et pour sûr, on sera de la partie.

De son côté, Hairbald, tout en mangeant, continuait d'observer le petit jeune homme, qui lui aussi mangeait...

Quand soudain, dans le fracas du tonnerre, la porte de la taverne vint battre toute grande ouverte contre le mur! Tous les clients de la taverne sursautèrent et se retournèrent pour apercevoir, trônant dans l'encadrement de la porte, une haute silhouette noire, tel un spectre à l'heure mauvaise des songes angoissés.

L'apparition avait glacé le sang des membres de l'assemblée. Tous reprirent vite cependant leurs esprits, car ce n'était qu'un homme, d'une taille imposante certes, mais bel et bien un homme, et non pas un spectre.

Habillé de noir, une capuche baignant d'ombre les traits de son visage, l'homme qui tenait un long bâton torsadé surmonté d'une sphère d'ambre, s'écria:

- Je suis Dakktron le Fantasque, maître d'Holywillow et je vous salue: "Une étoile brille sur l'heure de notre rencontre !".

Et rejetant sa capuche en arrière, il découvrit son visage taillé à la serpe, tout en angles et en arêtes. La physionomie de l'homme qui venait de faire une si spectaculaire entrée, quoique inquiétante d'aspect, était mue d'une expression jubilatoire, mêlant tout à la fois sévérité et hilarité, concentration et fantaisie. Lorsque l'aubergiste s'approcha, ses yeux étincelèrent. Cependant, le patron de la taverne se précipita pour fermer la porte, ignorant l'appel du regard lancé par l'énergumène. L'aubergiste, maîtrisant à peine sa colère, se retourna finalement vers ce grand escogriffe et le sermonna à mi-voix:

- Vous pourriez-être tout de même un peu plus discret!

- Sachez que la meilleure façon de ne pas attirer les soupçons sur ses véritables intentions est de se faire remarquer! Qui, après cela, pourrait encore penser que je veuille passer inaperçu?

- Je n'ai pas tout à fait saisi votre raisonnement...

- Peu importe, trancha Dakktron qui, s'adressant cette fois à toute l'assemblée, déclara joyeusement: "j'offre une tournée générale!".

Tout le monde se précipita au comptoir pour passer sa commande.

Adossé au comptoir, Hairbald présenta sa chope au petit jeune homme pour trinquer avec lui. Ce dernier esquissa un beau sourire et répondit sans réserve à l’invitation à boire:

- A la vôtre, fier soldat!

- A la vôtre, l’ami!

- Je m’appelle Pipo.

- Pour ma part, c’est Hairbald. Je suis Garde d’Honneur du Roi.

- Ouah! c’est épatant.

- Oui, mais c’est souvent très fatiguant. Je reviens d’une campagne contre les monstrueux Rashgaï, à l’est de Tingdal. On leur a fait boire la tasse dans les eaux glacées du Zaür.

- Ouah! c’est épatant.

- Oui, mais c’est dangereux. J’ai même déjà livré une vraie bataille. Je suis un des glorieux survivants de la bataille d’Old Badrim.

- Ouah! Vous y étiez?!

- Oui, j’ai eu de la chance. Je faisais parti des renforts qui ont décidés du sort de la bataille. Fort heureusement, je n’ai pas eu à soutenir le combat depuis la première heure. Ah ça ! des morts, il y en a eu...

- Ouah! c’est pas banal d’avoir vécu tout ça.

- Et vous, que me dites-vous?

- Ce sera bien peu de choses en comparaison de vos exploits. Je suis tout simplement un modeste artisan serrurier. Mon atelier se trouve à Soucarie, c’est un petit village à deux jours de marche d’ici, vers le sud-ouest. Vous savez, j’aime bien mon petit confort.

- Allons donc! Alors qu’est-ce qui vous a poussé à voyager jusqu’à Chrost?

- Ah ça! si je le savais!...

 

Autour d’eux, tous les clients de la tavernes se bousculaient pour obtenir une nouvelle chopine.

La première tournée consommée, Dakktron en lança une seconde. Une troisième, puis une quatrième suivirent encore.

Hairbald et Pipo abandonnèrent la beuverie à la seconde tournée, car ils savaient que la soirée serait encore longue pour eux. Il leur fallait garder la tête claire.

Quand l'aubergiste annonça la fermeture de son établissement, la clientèle s'en alla en titubant rejoindre la fraîcheur nocturne. Il ne restait plus à l'intérieur que Dakktron, Hairbald, Pipo et l'aubergiste, qui verrouilla la porte d'entrée.

Dakktron, fier et sûr de lui, expliqua aussitôt après par quel stratagème il venait de garantir l'anonymat du petit groupe:

- Ainsi, demain, tous ces pochards ne penseront qu'à soigner leur gueule de bois. En leur mémoire, décapée par les effets de l'alcool, il ne restera aucun souvenir de nous autres. Notre mission est gardée dans le plus grand secret. Que pensez-vous, aubergiste, de ma méthode? Elle est infaillible, non?

- La discrétion aurait suffit... Je n'oublie pas non plus, tant que j'y pense, que vous devez me payer le prix de quatre tournées.

- Vous mettrez cela sur la note de celui qui nous fait mander.

- Et bien vous alors, vous ne manquez pas d'air! lâcha l'aubergiste estomaqué.

- Je ne voudrais pas paraître impatient, intervint le petit jeune homme, mais j'aimerais bien savoir le pourquoi de notre rendez-vous?

- J'y viens, se décida l'aubergiste en agitant dans ses mains un trousseau de clefs. Suivez-moi...

Hairbald, Dakktron et Pipo se dirigèrent à sa suite au fond de la taverne, vers un escalier qui s'enfonçait dans le sol. Ils descendirent les marches pour se retrouver face à une porte de chêne massif, renforcée par des ferrures en bronze. L'aubergiste introduisit dans la serrure la clef adéquate.

Au rythme de plusieurs tours, de petits bruits métalliques se firent entendre, et la porte finit par s'ouvrir. A la lueur d'une chandelle, l'aubergiste les entraîna dans une vaste salle voûtée. En son centre, un gisant reposait sur un socle de pierre. De part et d'autre du sarcophage, alignés sur des rails de bois, de grands fûts bordaient les murs. L'aubergiste s'approcha du gisant; le contemplant, il déclara:

- Voici le chevalier Gax le désarmé...

Recueillis, Dakktron, Hairbald et Pipo eurent une pensée émue pour le défunt chevalier.

- Pourriez-vous tirer votre épée? demanda l'aubergiste à Hairbald.

- Si cela peut vous être utile...

Hairbald dégaina lentement son arme, puis la dévoila entièrement, la dressant devant lui. Le métal de la lame étincelait dans la lumière de la chandelle qu'avait approchée l'aubergiste.

- Cela conviendra tout à fait. Veillez maintenant à l'introduire dans le fourreau de pierre du gisant. Il est vide comme vous pouvez voir.

Hairbald, sous l'oeil attentif des trois autres, fit glisser la lame jusqu'à ce qu'elle fût parfaitement en place. Au moment où l'épée fut assujettie dans l'écrin de pierre, il eut l'impression que Gax lui souriait. Le visage de pierre semblait s'être mû. " Le hasard d'un jeu d'ombre ", pensa Hairbald.

Suite à quoi, un grondement monta d'en dessous du tombeau, qui bougea en roulant sur les dalles, dévoilant un passage...

Pipo poussa un cri étranglé. Une forme noire venait d'apparaître, sortant des entrailles de la terre.

C'était un garde, caparaçonné d'acier noir, au casque et à la hallebarde étincelants, qui regagna presque aussitôt les ténèbres d'où il avait surgi.

L'aubergiste indiqua aux trois compères qu'ils devaient suivre le chevalier de noir vêtu. Aussi, ne perdant pas une seconde, déterminé, Hairbald passa le premier, la chandelle à la main, bientôt rejoint par le petit jeune homme et Dakktron.

Ils s’enfoncèrent à travers un sombre couloir aux parois humides. Le garde connaissait parfaitement les lieux, car il pivotait tantôt à gauche, tantôt à droite, choisissant sans hésitation son chemin.

Hairbald, Dakktron et Pipo franchissaient à la suite de leur guide bien des carrefours, délaissant un grand nombre d'autres passages. Il faisait froid. Les trois visiteurs frissonnaient. La flamme de la chandelle vacillait, projetant des ombres fantastiques sur les parois.

D'une façon générale, nota Hairbald, ils s'enfonçaient. L'humidité augmentait. Les murs suintaient de plus en plus. Lui et les autres avaient maintenant les pieds dans l'eau. Ils avançaient en s'éclaboussant...

Le petit groupe progressait dans cet enchevêtrement de boyaux depuis un long moment.

Au détour d'un couloir, ils débouchèrent devant une passerelle en bois qui enjambait un gouffre. Le garde franchit l'obstacle en empruntant la passerelle, frêle arche surplombant le vide, puis il s'arrêta de l'autre côté pour attendre les visiteurs qu'il escortait. Hairbald le rejoignit, traversant la nuit sans fond du puits béant. Un étrange sentiment le parcourut comme si ce lieu était habité par l'histoire dramatique de milliers d'existences aujourd'hui oubliées. Alors qu'il s'interrogeait sur cette curieuse sensation, Pipo porta tout haut sa propre interrogation:

- Qu'est-ce que c'est que ce trou? demanda le petit jeune homme à Dakktron, qui semblait connaître l'endroit.

- C'est le Puits des Vaillants Chevaliers, répondit ce dernier avec conviction.

Les deux visiteurs avancèrent à leur tour le long de la passerelle. Dakktron s’arrêta au milieu de l'arche de bois, brandissant son bâton, dont la sphère clignota avant de s'embraser. De la sphère ambrée, la lumière se répandit en flocons, descendant doucement dans la nuit du puits...

Le petit jeune homme suivait du regard les flocons de lumière qui tombaient doucement. Dakktron déclamait. Sa voix résonnait:

 

 

Dakktron pesait chaque mot... Hairbald les médita, puis il se rendit compte que les mots du poème étaient gravés sur la paroi de la grotte. Ces runes, indéchiffrables pour lui, Dakktron les lut aisément.

Sans un mot de plus, Dakktron acheva de traverser le gouffre. Après un dernier coup d'oeil jeté au fond du puits, le petit jeune homme fit de même en respectant le silence souhaité par Dakktron.

 

Les trois compagnons continuèrent leur expédition qui, cette fois, prit les allures d'une ascension, et tandis qu'ils gravissaient des escaliers étroits et tortueux, leur impatience augmenta.

- Quel cloaque! Il y en a encore pour longtemps? lança Hairbald à l'adresse du garde.

Celui-ci ne répondit rien et continua d'avancer mécaniquement, engoncé dans son épaisse armure.

- Il n'est pas loquace, le gaillard, se permit de commenter Dakktron, qui, par la provocation, cherchait à capter l'attention du garde: Dites-donc, vous devez en consommer de l'huile pour éviter que votre armure ne rouille! ça s'astique combien de fois par jour? Savez-vous que vous avez une jolie cubitière?

Le garde n'esquissa pas même une réaction et Dakktron abandonna dégoûté ce petit jeu.

- J’aurais dû compter les marches, proposa avec un peu de retard le petit jeune homme. Je crois que l'on est en train d'établir un record!

Hairbald, Dakktron et Pipo empruntèrent un escalier en colimaçon. Ils entrèrent enfin dans une salle hexagonale. Contre un des murs, reposait un gisant. Un nouveau "Gax le désarmé" dormait là, impassible... Ils s'en rapprochèrent. Le garde enfila son épée dans le fourreau vide. La paroi pivota avec le gisant: la partie du sol de la salle où se tenaient les visiteurs et le garde, pivota également en même temps. Ils se retrouvèrent aussitôt de l'autre côté!

Un immense hall se déployait sous leurs yeux ébahis. C'était le plus grand cimetière qu'ils eussent jamais eu le loisir de contempler...

Sur différents degrés, s'étageaient des centaines de milliers de tombes, d’alcôves funéraires, de sarcophages en tous genres et de gisants plus figés les uns que les autres. De grands candélabres, plantés deci-delà dans ce jardin de pierres, éclairaient d'un jour blafard les monuments. L'architecture du lieu était démentielle: pour Hairbald, cela ressemblait à un gigantesque caveau, se déclinant lui-même en centaines de milliers de plus petits caveaux!

Les tombes s'éparpillaient à perte de vue...

Le garde s'avança, foulant d'antiques dalles aux noms oubliés. Ils le suivirent, laissant leurs regards errer dans les allées sculptées de pierres funèbres.

- Ici reposent ceux qui ont fait la renommée de Chrost et la gloire d'Aquebanne, déclara Dakktron.

- Pourquoi, questionna Pipo, d'aussi illustres gens sont-ils cachés si profondément sous terre? S'ils ont fait la gloire du pays, pourquoi n'ont-ils pas droit à un monument sous le soleil?

- A en juger par un simple coup d'oeil, ça ferait beaucoup trop de monuments, conclut Hairbald. Il n'y aurait pas assez de places, pas assez de villes pour les accueillir tous.

- Là est donc la raison, murmura Pipo.

- Trêve de balivernes, coupa Dakktron, le respect de leur mémoire va bien au-delà des monuments!

Et tandis qu'ils conversaient, ils achevèrent de descendre un long escalier bordé d’alcôves murales, où se desséchaient de poussiéreuses momies. Le garde ouvrit une porte au bas de l'escalier, et, d'un geste de la main, pria les visiteurs de passer de l'autre côté. Les trois visiteurs s’avançèrent. Le garde referma ensuite la porte derrière eux, leur faussant compagnie sans avoir dit un mot.

De l’autre côté de la porte, à l'intérieur, se trouvait une bibliothèque, où des scribes, attachés à des pupitres, étaient en train d'écrire avec application. Leurs plumes d'oie crissaient au contact de rugueux parchemins. Il y avait là des collections d'ouvrages rares et des vieux grimoires inestimables, rangés sur des étagères de bois aux bordures décorées de visages hilares, grimaçants, terrifiés, sereins, ténébreux, obséquieux, ou encore rêveurs.

 

Hairbald vit que sur un lutrin, un manuscrit, aux feuillets noirs rehaussés de runes d'or, attendait d'être parcouru par un lecteur avide de secrets. Cependant, son attention et celles des deux autres visiteurs furent détournées du mystérieux ouvrage par la présence d'un homme, d'une stature imposante, qui, debout derrière un large bureau, les interpella chaleureusement:

- Soyez les bienvenus, Maître Dakktron, Hairbald, et vous aussi Pipo Bottletruth. "Une étoile brille sur l'heure de notre rencontre!". Permettez-moi de me présenter: Je suis Bergald, Gardien des Marches du Nord. C'est sur mon ordre que vous êtes ici. Mais rassurez-vous, vous êtes libres de repartir si vous le désirez. Bon! je suis content de vous voir en bonne et grande forme.

Le Gardien des Marches du Nord était un homme au visage impressionnant, avec une espèce de regard limpide et pénétrant. Il avait déjà dû vivre de nombreuses batailles et ce, bien que nulle trace de fatigue ne semblât l'avoir marqué, comme si une force intérieure l'animait sans jamais faire défaillance. C'était un roc physiquement et moralement.

Le Gardien des Marches du Nord se retourna légèrement sur sa gauche pour désigner, derrière lui, un personnage qui était jusqu'à là resté dans l'ombre.

- Permettez-moi de vous présenter également, une autre personne avec qui nous aurons à nous entretenir. Je vous présente l'Immortel Duilin de Fairydell. Certainement le meilleur archer des Vallons Enchantés. C’est le pisteur le plus tenace que je connaisse. Entendez mon conseil, évitez de devenir sa proie. Son trait mortel finirait par vous frapper le jour même où vous vous imagineriez l'avoir semé!

Sur cette élogieuse bien qu'inquiétante présentation, la personne désignée sortit de l'ombre. Son visage respirait la jeunesse, mais il était à la vérité sans âge, car pour un Immortel, mille ans pouvaient passer sans laisser une ride, sans même affadir d'une légère touche un teint naturellement incorruptible. Hairbald eut l'impression que ses yeux mauves profonds, qui pénétraient subtilement les choses qu'ils rencontraient, se perdaient rapidement, au contact de notre monde, en un regard vague. Les traits de l'Immortel étaient finement dessinés. Ses longs cheveux argentés et soyeux semblaient animés d'une vie propre. Son vêtement mêlait l'élégance à la simplicité: l'Immortel portait une chemise de velours noir, une tunique grise décorée de motifs cousus au fil d'argent, et une braie saisie en plis impeccables dans des bottes hautes de cuir marron parfaitement cirées.

Notre petit jeune homme, Pipo Bottletruth, voyait là, en la personne de Duilin, son premier Immortel. Aussi le salua-t-il en esquissant une révérence de circonstance. L'Immortel lui rendit la politesse en portant sa main droite sur son coeur tout en inclinant légèrement la tête. Pipo était conquis. Hairbald échangea quelques paroles aimables tout comme le fit Dakktron.

Bergald, le Gardien des Marches du Nord, reprit la parole:

- Je disais donc, vous avoir fait venir pour vous soumettre un projet. Vous serez libres d'accepter ou non. Dans un cas comme dans l'autre, vous serez cependant tenus de garder secret ce qui va être dit.

Après avoir marqué une pause, le temps de jauger les réactions de son petit auditoire, Bergald poursuivit:

- Comme vous le savez certainement, la guerre contre les Féodaux se prépare, et nos armées vont sous peu se mettre en route pour rejoindre les Marches du Nord. Ils veulent nous envahir. Nous allons les recevoir, croyez-moi! Bref, l'affaire qui me préoccupe est de savoir comment ils vont manoeuvrer. Et là dessus, une opportunité nous est offerte...

Sur ce, Bergald interpella un scribe:

- Yorgën, apportez-nous le Chrysocéphalescroll que nous a aimablement confié le Prince de Sarde.

- Le voici, dit le scribe en déposant sur le bureau un cylindre d'ivoire, auquel était attachée par une ficelle une étiquette.

Bergald prit l'étiquette et lut à haute voix la mention qui y figurait:

- Chrysocéphalscroll. Trésor de la Nécropole de la Lune. Sarde. Contient un parchemin donnant l'explication du code employé jadis par les devins de la Tour du Feu des Premiers Nés. Permet de lancer sur de très longues distances des messages lumineux codés. Don de Gilrandir.

- Quel est l'intérêt de cet objet? poursuivit Bergald. Et bien, après en avoir longuement discuté avec le Prince de Sarde, la chose m'est apparue décisive. En effet, la Tour du Feu des Premiers Nés existe, et si ce que l'on en rapporte est exact, elle se situerait quelque part dans les Marches du Nord. De nombreux instruments d'optique y seraient conservés, qui pourraient nous permettre d'observer les mouvements adverses. De plus, munis du code, des gens à nous, placés sur la tour, seraient à même de nous communiquer instantanément les précieuses informations recueillies. Nous tomberions à chaque fois sur l'ennemi comme la foudre, imprévisibles et implacables.

Il y avait de l'excitation dans la voix de Bergald qui voyait déjà la victoire et qui cherchait à faire partager son enthousiasme.

- Pouvons-nous voir ce fameux parchemin? demanda Dakktron.

Bergald dévissa par le bas le capuchon en or qui fermait le cylindre en ivoire. Un parchemin, illustré et colorié de minuscules runes multicolores, glissa du tube et se déplia sur le bureau en formant un cône.

 

Duilin s'approcha du parchemin conique pour l'examiner; puis il se redressa et resta un long moment dans l'expectative, un doigt posé sur les lèvres. Hairbald attendait son diagnostic avec impatience...

- Vous avez de la chance, dit enfin l'Immortel, car ces runes furent jadis utilisées par les membres de la Confrérie du Second Levé Héliaque. Peu nombreux sont ceux qui savent encore les lire. Mais, disais-je, vous avez de la chance: Mon Père, l'honorable Rhûmnil, pour exercer ma mémoire dans mon jeune âge, me fit apprendre par coeur des tables astronomiques rédigées dans la langue secrète des devins de la Tour du Feu des Premiers Nés. Père était membre de la Confrérie. Je sais lire ces runes.

Les autres n'en revenaient pas. Duilin, lui, se laissa un moment, avec émotion, envahir par la nostalgie de son enfance.

- Et bien, confirma Bergald, nous avons de la chance. Nous avons bien de la chance de vous avoir avec nous, Duilin. Au fait, tant que j'y pense, vous n'oublierez pas de traduire le contenu du parchemin, afin que d'autres, moins érudits que vous, puissent en profiter. Du reste, je me demandais également: Que savez-vous sur cette tour que nous autres ignorions?

- La Tour du Feu des Premiers nés ne se situe pas exactement dans les Marches du Nord...

- Vous blaguez! lâcha Bergald tout à coup inquiet.

- Rassurez-vous, elle ne se trouve pas non plus aux confins du Kher-Vu-Kha. La tour est un peu plus à l'est que vous ne l'imaginiez, dans la contrée d'Odja Däro. C'est aujourd'hui une région sauvage. Quant à l'emplacement exact de la tour, je l'ignore.

Bergald sortit d'un casier une carte, qu'il étala sur la surface du bureau. Il demanda avec empressement à Duilin de lui indiquer l'Odja Däro.

- Nous sommes ici, à Chrost. Cette route, vous la connaissez bien, c'est le Pavé qui conduit aux Marches du Nord. Là, c'est la ville frontalière de Kalinda.

Duilin fit glisser son index vers l'est et désigna une vaste zone de no man’s land: Voici l'Odja Däro.

Bergald réfléchit un moment en regardant la carte; puis il dit:

- La tour n'est peut-être pas trop loin... Les Féodaux ne peuvent pas atteindre l'Odja Däro à cause de cette faille du Direq. C'est un bon point. En suivant une route d'orientation nord-est à partir du Carrefour des Songes, on doit pouvoir gagner rapidement l'Odja Däro. Il faut découvrir la tour. La mission doit être tentée. Il ne me manque plus que de courageux aventuriers pour entreprendre le voyage. Vous devez trouver la Tour du Feu des Premiers Nés.

Le regard de Bergald se porta sur Duilin, qui acquiesça d'un simple signe de la tête. Ce fut ensuite au tour de Dakktron de donner sa réponse: ce qu'il fit par l'intermédiaire de la sphère d'ambre de son bâton qui clignota par trois fois. Quant à Hairbald, son enrôlement dans la Garde d'Honneur lui laissait peu de choix. " Je suis bon pour l'Odja Däro ", soupira-t-il. Ce fut alors que Pipo se demanda ce qu'il avait à voir avec cette mission, car il n'était ni un guerrier, ni un sorcier, ni un éclaireur. Bergald lui apporta la réponse qui lui manquait:

- Maître Bottletruth, vous êtes serrurier au petit village de Soucarie, n'est-ce pas? J'ai pensé que cette tour devait avoir une porte et, par voie de conséquence, une serrure. Vous serait-il agréable de l'ouvrir au nom du roi?

- Je suis flatté qu'on ait pensé à moi.

Telle fut la réponse qu'Hairbald entendit sortir de la bouche du petit jeune homme.