Apollinaire n’est pas le seul poète maudit de la sorte. Même cas de figure chez Baudelaire, dont le père apostasia en jurant sur la constitution civile du clergé, acceptant le travestissement de son sacerdoce. Le travestissement étant déjà une forme de défroque, la défroque fut complète lorsque l’ « ordre » fut rétabli en France. Une fois la vague sacrilège révolutionnaire passée, le prêtre jureur refusa de réintégrer l’Église romaine.
Charles Baudelaire en concevra, quant à lui, une impression de malédiction. N’affirme-t-il pas dans une lettre à sa mère datée du 4 décembre 1854 : « Je crois que ma vie a été damnée dès le commencement, et qu’elle l’est toujours ». Il a alors 33 ans lorsqu’il écrit cela : 33 ans, l’âge du Christ. L’anathème en héritage ?
« Un énorme bouquet de
tulipes blanches et d’agapanthes violettes me rappelle la visite de Philippe
Auserve, ami de longue date, apparenté à Baudelaire. Il nous parle de l’amour
du poète pour son père qui était prêtre avant et pendant la Révolution et, ne
voulant pas profiter de l’amnistie accordée aux prêtres jureurs, de ce fait
cessa d’appartenir au clergé. Baudelaire ne voyageait pas sans emporter son
portrait avec lui dans un étui de cuir, mais ne parla jamais de son père à
personne. Fils de prêtre. Qu’en pensait-il ? Jeune, il avait dit à
plusieurs amis : « Je suis fils de prêtre. » Les amis éclataient
de rire et ne le croyaient pas : c’est encore une lubie de
Baudelaire ! Alors il s’est tu » (Julien Green, Journal,
L’Expatrié).
Des
fleurs, donc, rappellent à Julien Green la visite d’un parent de Baudelaire…
Analogie inconsciente avec l’auteur des Fleurs du Mal, le bouquet triomphe de la mémoire. Les fleurs,
tulipes et agapanthes, restituent le douloureux souvenir enfoui : ce sont les
Fleurs du Mal.
Des
fleurs maléfiques, cela se rencontre-t-il ? Vénéneuses et carnivores, oui,
il en existe certaines espèces sous les lointains tropiques : « [Des
Esseintes] attendait avec impatience la série des plantes qui le séduisaient
entre toutes, les goules végétales, les plantes carnivores, le Gobe-Mouche des
Antilles, au limbe pelucheux, sécrétant un liquide digestif, muni d’épines
courtes se repliant, les unes sur les autres, formant une grille au-dessus de
l’insecte qu’il emprisonne ; les Drosera des tourbières garnis de crins
glanduleux ; les Sarracena, les Cephalothus ouvrant de voraces cornets
capables de digérer, d’absorber de véritables viandes (J.K. Huysmans, À
rebours). Monstrueuses et putrides, oui, il
en existe aussi, lorsque la forêt vierge macère dans la décomposition
végétale : « Des
Echinopsis, sortant de compresses en ouate des fleurs d’un rose de moignon
ignoble ; des Nidulariums, ouvrant, dans des lames de sabres, des
fondements écorchés et béants ; des Tillandsia Lindeni tirant des grattoirs
ébréchés, couleur de moût de vin ; des Cypripediums, aux contours
compliqués, incohérents, imaginés par un inventeur en démence. Ils
ressemblaient à un sabot, à un vide-poche, au-dessus duquel se retrousserait
une langue humaine, au filet tendu, telle qu’on en voit dessinées sur les
planches des ouvrages traitant des affections de la gorge et de la
bouche ; deux petites ailettes, rouge de jujube, qui paraissaient
empruntées à un moulin d’enfant, complétaient ce baroque assemblage d’un
dessous de langue, couleur de lie et d’ardoise, et d’une poche lustrée dont la
doublure suintait une visqueuse colle » (J.K. Huysmans, À rebours). Mais de maléfiques, en existe-t-il ? A moins
de confondre luxurieux et luxuriant, non, les fleurs poussent sur le terreau d’une
alchimie muette.
Cependant,
l’homme les a toujours mariées aux sentiments qu’il souhaitait exprimer. C’est
l’étonnant langage des fleurs, qui voit les roses célébrer l’amour, et les
chrysanthèmes accompagner les morts… Il est des bouquets naturels que l’on
cueille en brassées dans les champs et d’autres compositions plus rares,
mélanges artificiels que seul l’esprit fantasque de l’homme ose produire :
la ville, la civilisation mercantile, la décadence morale auraient donné
naissance à d’autres fleurs, au prestige fallacieux, à l’essence plus
métaphysique que volatile, à l’éclat superficiel, aux couleurs féroces, si peu
vivantes, cruelles et glaçantes. Maléfique production, incantation d’une tombe,
le langage des fleurs est de l’aveu de Baudelaire un requiem : « Si
son bouquet se compose, de fleurs étranges, aux couleurs métalliques, au parfum
vertigineux, dont le calice, au lieu de rosée, contient d’âcre larmes ou des
gouttes d’aquatofana, il peut répondre qu’il n’en pousse guère d’autres dans le
terreau noir et saturé de pourriture comme un sol de cimetière des
civilisations décrépites, où se dissolvent, parmi les miasmes méphitiques, les
cadavres des siècles précédents ; sans doute les vergiss-mein-nicht, les
roses, les marguerites, les violettes, sont des fleurs plus agréablement
printanières ; mais il n’en croît pas beaucoup dans la boue noire dont les
pavés de la grand’ville sont sertis » (Théophile Gautier, Charles
Baudelaire, éditions du Castor Astral).
Certes,
les fleurs de la civilisation nous laissent songeurs ; mais les fleurs
naturelles elles-mêmes, sont-elles aussi innocentes que les rêve Gautier ?
Irons-nous plus loin en leur reconnaissant un pouvoir dissolvant pour l’âme,
une force dépréciant la morale, un venin indéchiffrable mais certain ?
« Achetez donc une botte de tulipes et laissez-les dans votre salon que vous fermerez pendant une ou deux heures. Au bout de ce temps, entrez dans la pièce. Vous m’en direz des nouvelles…
- Mais encore ? interrogeai-je.
-
Essayez, essayez… Vous sentirez tout de suite une
atmosphère extraordinairement
lourde, déprimante, portant à la
mélancolie… Vous pourrez le constater facilement : toutes les personnes
qui ont des tulipes chez elles sont toujours neurasthéniques, désespérées
et songent même au suicide. L