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    I- Origine de la polémique

            L'origine de la polémique théologique de l'apocatastase remonte au début du IIIème siècle de notre ère. Sa formulation semble avoir pris corps avec l'oeuvre magistrale d'Origène, Le traité des principes. Suite à la diffusion de cet ouvrage, l'apocatastase renverra automatiquement à Origène et Origène à l'apocatastase. A tel point qu'Origène sera longtemps considéré comme le père de l'apocatastase.

            Pour bien saisir les origines de cette controverse théologique, nous verrons, à travers trois portraits de grands auteurs chrétiens du IIIème et du IVème siècle, l'évolution du discours sur l'apocatastase.

            Pour Origène, l'apocatastase demeure une hypothèse théologique, propre à susciter l'intérêt du spirituel et sa réflexion sur le contenu de la foi; pour Saint Grégoire de Nysse, l'apocatastase est une conviction profonde qui engage la foi chrétienne toute entière; pour Evagre le Pontique, l'apocatastase apparaît comme la grande vision eschatologique, elle devient construction cosmologique et conclusion finale de l'univers.

            Ces trois auteurs et leurs conceptions de l'apocatastase fourniront à ce premier chapitre son contenu et sa composition tripartite:

            1/ La question de l'apocatastase chez Origène (185-253 ap.J.C.)

            2/ La foi en l'apocatastase chez Saint Grégoire de Nysse (335-394 ap.J.C.)

            3/ La gnose de la restauration de l'unité première chez Evagre le Pontique (345-399 ap. J.C.)

                        1/ La question de l'apocatastase chez Origène

                                    A/ La vie d'Origène

            Origène, né en 185 et mort entre 253 et 255, est un égyptien d'Alexandrie. Son nom signifie "Fils d'Horus", ce qui peut paraître surprenant pour un enfant né dans une famille chrétienne. Son père, Saint Léonide, lui fait apprendre très jeune des extraits de l'Ecriture. Origène a dix sept ans lorsque Léonide est martyrisé en 202 sous l'Empereur Sévère. D'après Eusèbe, qui nous a rapporté la vie d'Origène, le jeune homme voulut accompagner son père dans la mort, mais sa mère l'en empêcha, lui dérobant ses vêtements. Pudique, Origène n'osa sortir de chez lui. Suite à la disparition de Léonide, il vit un temps dans la misère, les biens de sa famille ayant été confisqués par l'autorité romaine. Origène, qui grâce à l'aide d'une femme charitable a continué ses études, devient finalement "grammairien", c'est-à-dire professeur de lettres, et subvient ainsi aux besoins de sa mère et de ses six frères. Mais bientôt, Origène doit abandonner son métier pour le service de l'Eglise: "Il y a alors crise de catéchètes dans l'église d'Alexandrie. Certains candidats au baptême viennent à lui. L'évêque Démétrius lui demande d'abandonner sa profession et de se consacrer à la catéchèse. Il vend alors ses livres profanes, consacre tout son temps à l'étude de l'Ecriture et à l'instruction des catéchumènes. Ceux-ci sont particulièrement visés par la persécution et Origène les assiste" (Jean Daniélou et Henri Marrou, Nouvelle histoire de l'Eglise, Tome 1, L.I, Ch.13, -1963-). Origène enseigne donc la foi en Jésus-Christ en plein milieu des persécutions, et c'est jusqu'au martyr qu'il doit préparer ceux et celles qui se présentent à lui pour devenir chrétiens. Parmi les catéchumènes préparés au baptême par Origène et qui mourront martyrs, on peut citer les noms de ceux que nous rapporte Eusèbe dans son Histoire Ecclésiastique: Plutarque, frère d'Héracléon, futur Evêque d'Alexandrie, Serenus, qui périt brûlé, Héraclide et Héron, tous les deux nouveaux convertis, Basilide, décapité, Héraïs, une femme catéchumène, et Potamiène et sa mère Marcella, brûlées vives dans de la poix bouillante. Tel est le cortège des martyrs qu'Origène a la lourde tâche d'accompagner dans leur foi nouvelle jusqu'au supplice. A ce sujet, la loi romaine est redoutable: "On remarquera que les martyrs sont principalement des néophytes (de nouveaux convertis) et des catéchumènes (des gens qui demandent le baptême). Ceci paraît avoir été en rapport avec la nature du décret de Sévère, qui interdisait le prosélytisme. Le délit condamné était de se préparer au baptême ou de le recevoir. La mesure était habile, car elle ne frappait pas les anciens chrétiens et elle devait rendre singulièrement circonspect pour l'admission au catéchuménat. C'est là donc ce qui explique le caractère dangereux de la charge de catéchiste. Elle était une violation directe de la loi. On comprend que la plupart s'y soient soustraits et qu'il ait fallu l'ardeur d'Origène pour accepter de l'assumer" (J. Daniélou et H. Marrou, Nouvelle histoire de l'Eglise, Tome 1, L.I, Ch.10, -1963-).

            En 212, Origène est nommé à la tête du didascalée par Clément d'Alexandrie, qui doit fuir à cause des persécutions. Le didascalée est alors une sorte d'université, où toutes les sciences humaines sont enseignées pour être mises au service d'une meilleure intelligence de la parole de Dieu. Il s'agit entre autre de trouver des correspondances entre le monde de la philosophie grecque et le christianisme, entre la pensée de l'époque et l'universalité des Ecritures Saintes. Origène reprend à cet effet les études. Il se forme particulièrement à l'étude de Platon en suivant les cours d'Ammonius Sakkas. Ainsi préparé, il confie à Héraclas le soin des catéchumènes et assure lui-même une formation intellectuelle plus poussée dans un enseignement, que l'on qualifierait aujourd'hui du titre de supérieur.

            Son enseignement rencontre un grand succès et Origène commence à produire des ouvrages qui deviennent vite pour son époque des oeuvres majeures. Un de ses amis, Ambroise, un ancien gnostique converti, met alors à son service sept "tachygraphes" (formés à l'écriture rapide) et de nombreux copistes ainsi que des jeunes filles calligraphes. Ce cadeau d'Ambroise marque un tournant décisif dans la vie d'Origène, car il va donner au maître les moyens d'établir une production et une diffusion prodigieuse de sa pensée. L’œuvre d'Origène est immense: elle comporte plus de deux mille titres. Mais cette équipe qui soutient le travail d'Origène va devenir une cause de graves perturbations dans son existence. C'est à cette époque en effet qu'il décide de "devenir eunuque pour le royaume de Dieu". Appliquant à la lettre les paroles du Christ rapportées par Saint Matthieu, Origène se castre! ""Tous ne comprennent pas ce langage, mais ceux-là seulement à qui c'est donné. Il y a, en effet, des eunuques qui sont nés ainsi du sein de leur mère, il y a des eunuques qui le sont devenus par l'action des hommes, et il y a des eunuques qui se sont eux-mêmes rendus tels en vue du Royaume des Cieux. Comprenne qui pourra!"" (Saint Matthieu, 19.11-12). Pourquoi un tel geste, s'interrogera-t-on? Il semblerait que la présence à ses côtés de jeunes filles travaillant quotidiennement avec lui ait été pour Origène une source perpétuelle de tentation. Son idéal chrétien le portait très haut. Le maître se destinant déjà très certainement au sacerdoce, on entrevoit alors l'enjeu en cause et la violence du choix définitif dans la solution pratiquée. Hormis le fait que cela doit être très douloureux physiquement, il faut maintenant parler, au sujet de ce geste, des graves conséquences d'ordre spirituel qu'il va désormais en coûter à l'eunuque pour le Royaume des Cieux. Immédiatement, Démétrius, l'Evêque d'Alexandrie, condamne le geste d'Origène et lui refuse l'accès au sacerdoce. Et les choses ne vont pas en s'arrangeant au fil des années. Ainsi, en 230, lorsque les Evêques de Césarée et de Jérusalem, Théoctiste et Alexandre, ordonnent Origène prêtre, Démétrius proteste-t-il et l'interdit-il d'enseignement à Alexandrie. Un concile d'Evêques égyptiens prononce même sa déposition et Origène doit s'exiler. Il se réfugie à Césarée de Cappadoce auprès de son ami Evêque Théoctiste, et fonde là une nouvelle école de théologie.

            En 250, éclate la persécution de Dèce. Origène est emprisonné et torturé affreusement. Il meurt quelques années plus tard à Tyr au sud-Liban de ses blessures.

            Malgré sa vie tourmentée, Origène a trouvé le temps d'étudier, d'enseigner et d'écrire. C'est un génie et, dès son époque, sa renommée est universelle. Ses oeuvres sont lues et étudiées. Elles sont très parlantes pour ses contemporains, car leur auteur a su intégrer dans son christianisme toutes les connaissances de son temps. Origène est à la fois exégète, professeur, archéologue, philologue, philosophe, théologien, apologiste, prédicateur, mystique et un héros face aux persécutions. "Son oeuvre scientifique est étonnante. Il a fondé la critique biblique avec les Hexaples. Son esprit curieux l'amenait à s'interroger sur les étymologies hébraïques, à chercher les localisations géographiques. Il a visité la Palestine, fouillé les grottes riveraines du Jourdain, interrogé les rabbins. Apologiste, il a engagé le dialogue avec le paganisme et la philosophie de son temps avec une audace et une intelligence qui nous émerveillent. Il est accueillant à toutes les valeurs de la Grèce. Mais il dénonce avec précision les faiblesses du paganisme. Et il dégage l'originalité du christianisme, son universalisme, son caractère historique, avec une profondeur non égalée avant lui. Prédicateur, il manifeste une connaissance de l'homme, une liberté d'expression, un sens spirituel qui font de ses Homélies des chefs-d’œuvre. Il s'y manifeste comme un homme de Dieu. Il est un des fondateurs de la spiritualité chrétienne et son influence sera grande sur le monachisme spéculatif. Athanase, Grégoire de Nysse, Evagre seront ses disciples" (J. Daniélou et H. Marrou, Nouvelle histoire de l'Eglise, Tome 1, L.I, Ch.13, -1963-).

            Somme toute, Origène est une des grandes figures de l'histoire de l'Eglise. Et cette apologie d'Origène par le Cardinal Jean Daniélou ne compte pas parmi les plus élogieuses. Le Révérend Père Jésuite Henri Crouzel, que je citerai par la suite, est encore un bien plus grand admirateur du maître d'Alexandrie. Mais voilà, Origène n'a jamais été canonisé! L'Eglise ne l'a jamais fait entrer dans la cohorte de ses saints. Pourquoi? la réponse est simple en définitive; elle se résume d'un traître mot: l'apocatastase.

                                    B/ Le Péri Archon

            C'est dans le Péri Archon qu'apparaît la question de l'apocatastase. Le péri Archon, que l'on traduit du grec par "traité des principes", a été composé par Origène entre 220 et 230. Ce livre constitue une véritable somme théologique.

                                                a- composition

            L'ouvrage comprend quatre livres:

1- De Dieu et des êtres célestes
2- Du monde matériel et de l'homme
3- Du libre arbitre et de ces conséquences
4- De l'Ecriture Sainte

                                                b- importance de l'ouvrage

            - c'est le premier essai de synthèse théologique. A travers cet ouvrage, Origène tente de faire un exposé complet des enseignements de la foi chrétienne.

            - on y découvre l'intégration de la philosophie grecque (platonisme) dans la réflexion chrétienne de l'auteur. C'est un bel exemple de ce que l'on appelle aujourd'hui l'inculturation.

            - Origène y définit une méthode d'exégèse.

            - de manière plus globale, l'ouvrage est remarquable par l'audace de ses hypothèses, par la réfutation des hérésies auxquelles il s'attaque et par la fermeté de l'attachement de son auteur à l'Eglise dont il témoigne.

            On peut considérer à juste titre que le Péri Archon est le chef-d'oeuvre d'Origène.

                                                c- les traductions latines

            Du texte en grec, il ne reste plus que deux fragments des Livre III et IV. Nous possédons cependant deux traductions latines, connues sous le titre de De Principiis.

            * La traduction de Rufin d'Aquilée (340-410 ap. J.C.): le problème que pose cette traduction est celui de sa fidélité à l'original en grec. Il ne s'agit certes pas d'erreurs de traduction d'ordre linguistique mais plutôt d'omissions et d'ajouts volontaires dans la retranscription des thèses d'Origène. Rufin avoue lui-même dans sa préface avoir ajouté, retranché, interprété ce qui dans l’œuvre du vieux maître risquait de choquer l'orthodoxie de ses contemporains: "Je dois avertir que nous avons observé ici la même règle de conduite que dans les livres antérieurs en ne traduisant pas ce qui paraissait contraire aux autres opinions de l'auteur et à notre foi et en l'omettant comme inséré par d'autres et altéré" (Rufin, extrait de la préface du Livre III du De Principiis).

            * La traduction de Saint Jérôme (347-419 ap. J.C.): elle ne nous est parvenue qu'en fragments. De plus, Saint Jérôme, fougueux adversaire de la pensée d'Origène, transforme les hypothèses de l'auteur en affirmations. Il utilise le procédé inverse de celui de Rufin, cherchant à mettre en exergue les erreurs d'Origène.

            Sachant cela, on ne peut que rester perplexe devant ces traductions. Entre les deux, peut-être repérera-t-on une part de la pensée originale de l'auteur du Péri Archon; car si Rufin est l'avocat, Saint Jérôme représente le ministère public!

            Il faut également souligner le fait que les disciples d'Origène semblent avoir radicalisé des positions qui, au départ, chez Origène, n'étaient que des pistes de réflexion théologique. C'est le cas par exemple avec Evagre le Pontique qui, comme nous le verrons par la suite, fait basculer le christianisme d'Origène dans la gnose.

            Cela explique pour une grande part l'attitude de Saint Jérôme à l'égard de l'oeuvre d'Origène. Les disciples du maître d'Alexandrie poussèrent et durcirent ses enseignements, amenant Saint Jérôme à condamner les hypothèses d'Origène comme si elles avaient été chez l'auteur du Péri Archon des thèses dogmatiques. La pensée d'Origène ne sera très longtemps connue qu'à travers le miroir déformant de l'origénisme, cette école théologique se réclamant de lui et ayant exploité à son profit l’œuvre du maître.

            Ces quelques lignes précédentes devront servir de mise en garde quant à une lecture trop abrupte des textes d'Origène sur la question de l'apocatastase.

                                    C/ L'apocatastase origénienne

            Le terme d'apocatastase, comme nous l'avons déjà vu, désigne la doctrine de la restauration de toutes choses à la fin des temps. Cette doctrine est attribuée à Origène, mais aussi à Saint Grégoire de Nysse, ce qui fera l'objet d'un paragraphe suivant.

            Cependant, dans son Commentaire sur Saint Jean (Livre I), Origène explique qu'il a à parler "de ce qu'on appelle apocatastase". Origène ne fait donc que reprendre un thème qui existait déjà dans le débat théologique. L'apocatastase ne semble donc pas être une idée neuve. Toutefois, Origène la releva de manière trop explicite pour qu'elle ne s'identifie pas à lui par la suite. Voilà le jugement de l'histoire. Origène a parlé de l'apocatastase avec insistance mais il n'en est pas l'"inventeur".

            Ceci dit, voyons maintenant quelle fut à ce sujet la position d'Origène.

            Pour ce faire, trois questions doivent être posées:

            a- Origène pense-t-il que la restauration sera incorporelle?

            b- L'apocatastase d'Origène est-elle une approche panthéiste des fins dernières?

            c- Origène a-t-il professé une apocatastase universelle, incluant le retour en grâce des démons et des damnés?

            Les deux premières questions (a- et b-), nous permettrons de montrer comment une certaine idée de l'apocatastase existait déjà dans la culture grecque (non christianisée), et comment Origène dut s'en départir tout en la reprenant, pour la restituer dans un cadre théologique chrétien. Car il faut savoir que la théologie chrétienne était en cours de formation au moment où Origène enseignait. Il fut un précurseur en ce domaine: la rencontre avec la philosophie de son temps était un passage obligé. Le génie d'Origène aura été justement d'enrichir la pensée chrétienne du vocabulaire philosophique tout en christianisant le champ de la philosophie antique. C'était une tâche colossale et non exempte d'écueils. Origène en payera ultérieurement les frais. Et même si son travail ne fera plus aux siècles suivants l'unanimité, il aura été essentiel à la rencontre du christianisme avec la philosophie.

                                                a- Origène pense-t-il que la restauration sera incorporelle?

            La rencontre de la pensée grecque avec la croyance chrétienne, bien que pouvant trouver un important terrain d'entente sur de nombreux points, connaissait toutefois une grave divergence sur la question de la résurrection des morts. Les grecs pensaient que la vie dans l'au-delà était incorporelle. La résurrection de la chair, que les chrétiens prêchent, contrariait beaucoup leur conception de l'être, libéré après la mort de toute corporéité. Cette confrontation de croyance est très nette, et on en trouve déjà un écho dans le discours de Saint Paul devant l'Aréopage à Athènes. Ce discours nous est rapporté dans les Actes des Apôtres (17.22-34). On y découvre Saint Paul en train de parler aux sages Athéniens. Dans cette affaire tout semble bien commencer pour l'Apôtre des Nations, qui se permet même d'utiliser à son profit une citation du poète grec Aratus, rappelant la parenté de l'homme avec le divin: ""Oui, nous sommes aussi de sa race"" (Ac 17.28). On retrouve là l'homme créé à l'image de Dieu, dont parle la Bible au livre de la Genèse. Les philosophes stoïciens, à en croire certaines études, pourraient avoir été influencés par le judaïsme. Toujours est-il qu'une bonne partie de la sagesse grecque semble assimilable par la révélation chrétienne, ce dont Saint Paul ne paraît pas douter. Seulement voilà, c'est aux derniers mots qu'il prononce que l'Apôtre va heurter son auditoire, lorsqu'il leur annonce Jésus Christ ressuscité des morts: "Quand ils entendirent parler de résurrection des morts, les uns se moquèrent, d'autres dirent: "Nous t'entendrons là-dessus une autre fois." C'est ainsi que Paul se sépara d'eux" (Ac 17.32).

            Origène, quant à lui, paraît avoir voulu ménager la susceptibilité des philosophes de son temps, préférant laisser en suspend une question épineuse au profit d'un dialogue autrement très fructueux. Ces successeurs chrétiens lui en tiendront rigueur.

            Dans le Péri Archon, Origène pose donc les deux hypothèses, celle d'une fin corporelle des créatures raisonnables (résurrection de la chair) sur des bases scripturaires et celle d'une fin incorporelle pour des raisons philosophiques. Il ne tranche pas et laisse dans son ouvrage la question en suspend.

            Dans d'autres de ses oeuvres, Origène affirme au contraire avec force que le corps ressuscité ne meurt plus.

            Origène ne semble donc pas avoir soutenu une apocatastase incorporelle, et ce bien qu'il en pose tout de même l'hypothèse dans le Péri Archon. Ce n'est pas là l'avis de Saint Jérôme qui attaqua particulièrement la pensée d'Origène sur ce point précis. Il faut cependant noter que Saint Jérôme, à ce propos, a critiqué Origène à travers Evagre le Pontique qui, effectivement, dans son Kephalaia Gnostica, parle de la dissolution du corps glorieux des ressuscités.

                                                b- L'apocatastase d'Origène est-elle une approche panthéiste des fins dernières?

            Un autre problème va se poser pour le christianisme au contact des philosophies grecques, celui du panthéisme. Origène doit prêcher le salut de chaque homme en Jésus-Christ, mais ses auditeurs vivent dans un monde qui cultive la vision d'une apocatastase panthéiste.

            Le mot panthéisme vient du grec (Pan: tout / Théos: Dieu). Il signifie que tout ce qui est, est non seulement par Dieu mais en Dieu. Pour la croyance panthéiste, Dieu n'est pas un être personnel distinct du monde mais il lui est immanent. "Le panthéisme prend pour principe la consubstantialité éternelle du fini et de l'infini, de Dieu et de la nature" (E. Saisset).

            Selon Origène, y aurait-il union des créatures spirituelles avec Dieu et entre elles par la dissolution de leurs "hypostases", c'est-à-dire de leurs substances, de leurs personnalités?

            Une image chère à Origène est en effet celle du fer plongé dans le feu et qui devient feu. Cependant dans cette allégorie de la fusion du métal, le fer est feu en ce sens qu'il brûle qui le touche, mais il reste fer. Il y a donc, à travers cette image, à la fois distinction et unité. Ce n'est pas à proprement parler une forme de panthéisme.

            Pourtant, on trouve chez Origène des passages ambigus, comme celui-ci par exemple:

            "Alors tous ceux qui seront parvenus à Dieu par le Verbe qui est auprès de lui auront une activité unique, comprendre Dieu, afin de devenir ainsi formé dans la connaissance du Père, tous ensemble exactement un Fils, comme maintenant seul le Fils connaît le Père".

            Cette citation donne-t-elle de l'union au Christ une idée panthéistique?

            Tout d'abord, ce que nous dit là Origène n'est pas étranger à la Bible, puisque dans la Première épître de Saint Jean, on peut lire: "Bien-aimés, dès maintenant, nous sommes enfants de Dieu, et ce que nous serons n'a pas encore été manifesté. Nous savons que lors de cette manifestation nous Lui serons semblables, parce que nous Le verrons tel qu'Il est" (1 Jn 3.2).

            Ensuite, si l'on se reporte aux autres écrits d'Origène, et en particulier à son Contra Celcius, on peut aisément affirmer qu'il n'est pas panthéiste. Dans le Contra Celcius, Origène dénonce et s'oppose totalement au panthéisme stoïcien, qui confondait Dieu avec l'âme du monde.

            Origène condamne très nettement l'ekpyrôsis, c'est-à-dire la conflagration, cet embrasement par lequel le monde se résorberait peu à peu dans le feu divin:

            "Libre au Portique (nom de l'école philosophique des stoïciens) de tout vouer à l'embrasement! Nous savons, qu'aucune réalité incorporelle n'est vouée à l'embrasement et que ne peuvent se dissoudre en feu ni l'âme de l'homme, ni la substance (l'hypostase) des anges" (Contra Celcius, VI).

            Dans cet ouvrage, Origène oppose au panthéisme stoïcien la vision béatifique chrétienne. De plus, il place la liberté de l'homme de choisir Dieu au premier plan, refusant que l'apocatastase soit un état imposé, étranger à cette liberté dont Dieu a pourvu l'homme.

            "Les gens du Portique disent que, une fois réalisée la victoire de l'élément qu'ils jugent le plus fort (c'est-à-dire le feu de Dieu) sur les autres, aura lieu l'embrasement ou tout sera changé en feu. Nous affirmons nous, qu'un jour le Logos dominera toute la nature raisonnable et transformera chaque âme en sa propre perfection, au moment où chaque individu, n'usant que de sa simple liberté, choisira ce que veut le Logos et obtiendra l'état qu'il aura choisi" (Contra Celcius, VIII, 72).

            Selon Origène, la liberté est l'élément essentiel de la voie qui conduit à l'apocatastase: la libre volonté de Dieu et la libre volonté de l'homme doivent se rencontrer et s'unir. L'apocatastase ne peut être réalisée autrement.

            L'apocatastase n'apparaît donc pas chez Origène comme un prêche issu du christianisme, mais comme la tentative de convertir à la vérité des Evangiles du Christ cette vision des fins dernières en vogue chez les philosophes. L'apocatastase est donc à l'origine un discours issu du paganisme. Origène ne fait qu'en reprendre la problématique en la transposant dans la révélation chrétienne. En ce sens, il ne prêche pas l'apocatastase pour elle-même, mais il l'utilise pour discuter avec les philosophes de la question des fins dernières et les amener ainsi à découvrir l’œuvre de salut du Christ.

            Comme nous le verrons, la position de Saint Grégoire de Nysse au sujet de l'apocatastase est toute autre. Elle est dans son cas d'ordre dogmatique et non plus apologétique comme chez Origène. De ce point de vue, Saint Grégoire de Nysse apparaît beaucoup plus engagé dans la croyance en l'apocatastase que ne l'a jamais été Origène.

                                                c- Origène a-t-il professé une restauration universelle, incluant le retour en grâce des démons et des damnés?

            Nous arrivons ici au point culminant de notre étude de l'apocatastase chez Origène, et le moins que l'on puisse dire, c'est que la réponse à la question posée dans le titre de ce paragraphe n'est pas simple. En effet, si tous les textes d'Origène et les passages du Péri Archon sont pris en compte, il en résulte une grande confusion.

            Tout d'abord, Origène est le premier à émettre une hésitation sur l'éternité des peines de l'enfer. Il met en relief l'ambiguïté du terme aiônion, qui peut désigner à la fois l'éternité ou une longue durée. Ainsi le pyr aiônion, c'est-à-dire le "feu éternel" de la géhenne ne pourrait-il être que passager. Ces remarques d'Origène vont dans le sens d'une restauration universelle de toutes les créatures, puisqu'aucune d'entre elles ne souffrirait éternellement en enfer. Ensuite on peut lire au Traité des principes une formule catégorique sur la restauration de toutes choses: "La fin revient toujours au point de départ" (Péri Archon, I, 6, 2).

            De plus, sur la question du salut du diable, Origène interprète de façon très personnelle le verset 26 du chapitre 15 de la Première épître de Saint Paul aux Corinthiens: "Le dernier ennemi détruit, c'est la Mort". Il identifie en effet la Mort au diable. D'après lui, ce verset signifierait que tout ce que le diable a de mauvais serait détruit. Sans rentrer dans le débat de savoir si une telle interprétation n'est pas abusive (et elle l'est du point de vue de la doctrine chrétienne), on trouve par ailleurs chez Origène des prises de positions complètement hostiles à de telles vues.

            Ainsi par exemple, au Livre I (8,3) du Péri Archon, Origène considère que la malice des démons devient chez eux comme une autre nature qui ne peut plus retourner au bien. Il rappelle également qu'ils ont cependant été créés bons.

            Plus criante encore est son indignation dans une Lettre à des amis d'Alexandrie sur la question du salut du diable. Origène s'y plaint qu'on lui ait attribué l'opinion que le diable serait sauvé, ce à quoi il répond: "Or cela même un fou ne saurait le dire".

            Origène n'aurait donc pas prêché l'apocatastase du démon. Autrement, en ce qui concerne les hommes, il semble bien avoir été plus réticent à accepter l'éternité des peines. Il parle le premier de peines médicinales et limitées dans le temps. Origène balance et l'on conçoit son hésitation au fil des textes. Sa position oscille sans cesse entre la définition d'un enfer médicinal et celle d'une liberté humaine qu'il juge telle, qu'elle puisse même choisir l'éternité de l'enfer contre Dieu.

            Ainsi, sa doctrine sur le libre arbitre est-elle en contradiction avec la vision de l'apocatastase que nous pensons trouver dans ses écrits. Le libre arbitre de l'homme peut accepter comme refuser les avances divines. Pour Origène, une certitude concernant l'apocatastase universelle serait en contradiction avec l'authenticité du libre arbitre dont Dieu a doué l'homme. Toutefois, la miséricorde de Dieu l'amène à laisser la question ouverte...

            De ce point de vue, la position d'Origène est beaucoup plus orthodoxe que celle de Saint Grégoire de Nysse, que nous allons maintenant étudier.

            Chose curieuse, c'est Origène qui sera condamné en 543 par le concile de Ménas. L'apocatastase lui aura coûté son auréole. Mais il est aujourd'hui des défenseurs d'Origène, et parmi eux, je laisse pour conclure la parole au Père Henri Crouzel qui écrit:

            "Quand à l'apocatastase on s'en est tenu à certaines déclarations du Traité des Principes, durcies et rigidifiées, sans tenir compte d'autres déclarations du même livre et des autres oeuvres et, au lieu d'expliquer le Traité des Principes à partir de l'ensemble de l'oeuvre, on a interprété l'ensemble de l'oeuvre en fonction du "système" tiré du Traité des Principes grâce à une méthode sélective qui laissait de côté toutes les nuances et supprimait le sérieux de nombreuses discussions entre plusieurs thèses en supposant qu'en fait Origène adhérait à l'une d'entre elles" (Père Henri Crouzel, s.j., Origène, -1985-).

                        2/ La foi en l'apocatastase chez Saint Grégoire de Nysse

                                    A/ La vie de Saint Grégoire de Nysse

            Saint Grégoire de Nysse est né en 335 à Césarée de Cappadoce (maintenant en Turquie). Il est issu de l'aristocratie cappadocienne qui donne en ce IVème siècle à la Province ses évêques. Le frère aîné de Grégoire, n'est autre que Saint Basile le Grand, nommé évêque de Césarée de Cappadoce en 350. De même, l'ami des deux frères, n'est autre que Saint Grégoire de Nazianze, qui aura été évêque de Sasima, de Nazianze et de Constantinople. Dans cette lignée, et comme son nom l'indique, Saint Grégoire de Nysse sera lui-même évêque de Nysse. Tout comme Saint Basile et Saint Grégoire de Nazianze, Saint Grégoire de Nysse a été honoré dans les siècles suivants du titre de Père de l'Eglise.

            Grégoire de Nysse fait alors parti de l'élite de l'Eglise de son temps. Son père et son frère se chargent de sa formation intellectuelle, mais c'est sa grande sœur, Macrine, qui influencera de façon déterminante l'orientation spirituelle de sa vie.

            Car le premier choix de Grégoire contrarie celui que sa famille a fait pour lui. Elle le destine à l'Eglise, mais le jeune homme décide d'embrasser la carrière de professeur de rhétorique: "Cette éducation est essentiellement littéraire et a pour couronnement l'étude patiente, obstinée, de la technique oratoire: nous sommes à l'époque de la "seconde sophistique" qui voit l'apogée de la rhétorique classique. Tous les Pères de l'Eglise seront de grands écrivains, surtout si on en juge en fonction de l'idéal de leur époque; tous, en tout cas, sauront mettre au service de leur pensée une maîtrise incomparable de leur langue" (H. Marrou, Nouvelle histoire de l'Eglise, Tome1, L.II, Ch.9).

            En attendant, avant de devenir le grand auteur chrétien que l'on sait, Grégoire de Nysse s'applique à passer maître dans l'art de posséder les arcanes du langage. Il enseigne avec bonheur la rhétorique et se forme méthodiquement à la philosophie, progressant sans cesse dans la maîtrise des sciences profanes. Une telle attitude provoque l'indignation de son ami Grégoire de Nazianze qui lui fait grief d'avoir "préféré le nom de rhéteur à celui de chrétien".

            Cependant, la vocation religieuse ne semble toujours pas attirer Saint Grégoire de Nysse qui fait un mariage d'amour avec une jeune fille nommée Théosébie. "Grégoire de Nysse, futur théologien de la virginité, s'est même marié", constate avec une pointe d'humour Henri Marrou (Nouvelle histoire de l'Eglise, T1, L.II, Ch.9).

            Seulement voilà, la grande sœur, Macrine, veille au grain et, elle qui est devenue supérieure d'un monastère de femmes, entraîne son frère sur la voie de la vie religieuse. Ni la rhétorique ni le mariage n'empêcheront plus dès lors Grégoire de Nysse d'être le grand évêque et le grand théologien que l'on connaît!

            En 371, il devient évêque de Nysse et se lance courageusement dans la lutte contre l'arianisme, cette "doctrine d'Arius, condamnée en 325 au Concile de Nicée, et, de nouveau en 380-381, à celui de Constantinople, d'après laquelle le Christ ne serait pas pleinement Dieu" (l'arianisme, in Dictionnaire Théologique L. Bouyer, -1963-). Mais l'engagement contre l'arianisme est à ce moment de l'histoire de l'Eglise d'Orient dangereux, car l'Empereur Valens soutient alors de toute l'autorité de son pouvoir l'hérésie. En 376, Grégoire est déposé et remplacé sur le siège épiscopale de Nysse par un évêque arien. C'est une période difficile et pénible. Mais le vent va vite tourner en faveur de l'orthodoxie.

            Le 30 mai 378, l'Empereur Valens est tué par les Goths à la bataille d'Andrinople. Son successeur, Théodose, un général espagnol très religieux et rallié aux décisions du Concile de Nicée, rétablit l'orthodoxie dans tout l'Empire (édit de Thessalonique, 28 février 380). A cet effet, il convoque même le premier Concile oecuménique de Constantinople en 381. Saint Grégoire de Nysse se retrouve alors dans le camp des vainqueurs avec tout le prestige qui auréole ceux qui résistèrent à la domination arienne. Il retrouve son siège de Nysse, intervient avec conviction dans les débats du concile, qui met fin à la crise arienne, et il devient un des personnages les plus important de l'Eglise d'Orient. L'Empereur lui confie la charge des affaires ecclésiastiques pour toute la province du Pont.

            En 385, devant la cour, Saint Grégoire de Nysse prononce l'oraison funèbre de l'impératrice Flacilla et de la princesse Pulchérie. Il est alors le grand prédicateur à la mode.

            Ainsi, finalement, après une période de lutte difficile, Grégoire de Nysse voit ses efforts couronnés et connaît la consécration. Il meurt en 394 à Nysse.

                                    B/ La théologie nysséenne de l'apocatastase

            Contrairement à Origène, Saint Grégoire de Nysse ne sera jamais inquiété pour ses positions sur l'apocatastase. Il faut dire en effet que l'Eglise a déjà beaucoup de fil à retordre avec les ariens à cette époque-là. De plus, Saint Grégoire de Nysse compte alors parmi les héros de la résistance à l'arianisme, ce qui lui assure une grande liberté et une grande autorité de pensée. Mais, avec le recul du temps, on ne doit pas oublier que sa théologie de l'apocatastase est plus que contestable au regard du dogme de l'Eglise.

            La doctrine de Saint Grégoire de Nysse sur l'apocatastase est donc passée à travers la censure ecclésiastique. Dans son livre L'enfer. Une question (-1990-), le cardinal Urs Von Balthasar fait remarquer perfidement que sa doctrine n'a jamais été condamnée, ce qui paraît le réjouir. Le seul fait que l'Eglise condamne l'apocatastase ne semble pas suffire au théologien pour invalider les assertions de cette partie contestable de l’œuvre du saint. Ainsi sont les grands savants chrétiens d'aujourd'hui: tout ce qui déroge au dogme leur plaît!

            Voyons pour commencer comment la théologie de Saint Grégoire de Nysse sur l'apocatastase a échappé à la vigilance de l'Eglise. Et bien, tout s'est joué autour de la condamnation de l'origénisme par l'Empereur Justinien (482-565). L'apocatastase se trouve alors dans le collimateur de l'autorité impériale: l'origénisme est condamné et les noms d'Origène et d'Evagre le Pontique sont anathématisés en 553 au IIème Concile oecuménique de Constantinople. A ce moment-là, Origène est mort depuis plus de 300 ans, Evagre le Pontique et Grégoire de Nysse depuis plus de 150 ans. Origène, comme nous l'avons vu, est surtout condamné à travers les écrits d'Evagre le Pontique, qui a fait une extrapolation des thèses du maître alexandrin, et à cause de l'agitation des monastères de Palestine, qui, en ce début de VIème siècle, se querellent au sujet de la réception de l'origénisme. Bref, les plus fervents disciples d'Origène ne lui ont pas fait une bonne publicité. C'est le moins que l'on puisse dire. Et comme l'on juge un arbre à ses fruits, Origène a dû subir la même condamnation que ceux qui envenimaient la vie religieuse sous Justinien en se réclamant alors de sa doctrine.

            Saint Grégoire de Nysse, quant à lui, a bénéficié d'un excellent avocat en la personne de Saint Maxime le Confesseur (580-662). Les foudres de Justinien ont frappé et il s'agit dès lors de faire oublier l'apocatastase. Les condamnations de l'Eglise pouvaient s'étendre. Saint Maxime le Confesseur, tout en essayant de perpétuer la théologie de Saint Grégoire de Nysse sur l'apocatastase, en arrondit les angles un peu trop voyants pour la sensibilité religieuse de l'époque: "Après la condamnation de l'origénisme par l'empereur Justinien, Maxime dut formuler avec prudence sa doctrine de l'apocatastase; c'est pourquoi il entreprit de tenter de sauver Grégoire de Nysse en opérant des distinctions. La pensée de Grégoire était à priori cyclique, comme celle de tous les Pères cappadociens, d'où, chez lui, le retour final, même des méchants, à Dieu; mais Maxime fait dire à Grégoire que c'est uniquement pour l'intelligence de Dieu que ce retour a lieu, et non pour jouir des biens du salut (c'est-à-dire de l'éternelle béatitude)" (Urs Von Balthasar, L'enfer. Une question, -1990-).

            Ainsi donc, la théologie nysséenne de l'apocatastase traverse-t-elle le VIIème siècle sans encombre, ayant bénéficié de la complicité de Saint Maxime le Confesseur, qui fut lui-même fermement convaincu de la véracité de l'apocatastase. Maxime le Confesseur ne pouvait donc pas se tromper sur le véritable sens à donner aux expressions employées par Saint Grégoire de Nysse au sujet de la restauration finale. L'argumentation du Confesseur sur le retour de toute compréhension en Dieu, et non pas de tout être, est un pur sophisme! Pour s'en convaincre, il suffit de lire un extrait de Saint Grégoire de Nysse sur la restauration universelle. Sa théologie de l'apocatastase inclut bel et bien le retour en grâce auprès de Dieu de toutes les créatures à la fin du monde:

            "La force du mal n'est pas telle, qu'elle puisse l'emporter sur la puissance du bien; l'inconstance de notre nature n'est pas d'une stabilité plus puissante que la sagesse de Dieu. Ce qui est soumis au changement et à l'altération ne peut avoir une stabilité plus puissante que ce qui demeure éternellement identique, et fermement établi dans le bien. Ainsi, le dessein de Dieu garde toujours et partout son caractère immuable, tandis que notre nature changeante ne peut se fixer, même dans le mal.

            S'agissant en effet de ce qui est dans un mouvement perpétuel, si ce mouvement va dans la direction du bien, il ne cessera jamais, la chose parcourue étant infinie, d'être emporté en avant, car jamais il ne trouvera la limite de l'objet de sa recherche, ce qui permettrait l'arrêt de ce mouvement.

            Mais si le mouvement va dans la direction opposée, alors, une fois qu'il a effectué le parcours du mal, et qu'il est parvenu au point extrême du vice, cet élan entraîné dans un mouvement perpétuel ne pouvant par nature trouver un point d'arrêt, se tourne nécessairement, quand il a parcouru l'étendue du mal, en mouvement dirigé vers le bien. Car le mal ne progresse à l'infini, il est compris entre des limites fixées par la nécessité; il s'ensuit que la limite du mal est en continuité avec la succession du bien. Et ainsi, comme on l'a dit, notre nature, qui est toujours en mouvement, finit par revenir dans le chemin du bien, car le souvenir des anciens malheurs lui apprend à ne pas retomber dans des misères semblables. Ainsi donc, nous nous retrouverons dans le parcours du bien, parce que la nature du mal est comprise entre des limites fixées par la nécessité.

            D'après les savant qui s'occupent des phénomènes célestes, la lumière remplit l'univers; quand à l'obscurité, elle a pour cause l'ombre produite par l'interposition du corps terrestre. Etant donné la forme sphérique de la terre, cette ombre, limitée à l'arrière de la terre par les rayons solaires, a la forme d'un cône; le soleil, qui est plusieurs fois plus grand que la terre, l'encercle de toute part de ses rayons; ainsi se trouve déterminée la limite où se fait la rencontre de la lumière et de l'obscurité. La conséquence est que, si par hypothèse on pouvait franchir la limite de la zone d'ombre, on se trouverait dans une lumière qui ne serait jamais interrompue par l'obscurité.

            C'est ainsi, à mon avis, qu'il faut concevoir, en ce qui nous concerne, que, quand nous aurons franchi la limite du mal, si nous arrivons au point extrême de l'ombre du péché, nous vivrons à nouveau dans la lumière, car la nature du bien, comparée à la grandeur du mal, est infiniment plus grande qu'elle. Nous retrouverons le paradis, nous retrouverons cet arbre, l'arbre de vie, et notre dignité royale - je ne parle pas de notre domination sur tout ce que Dieu a soumis à l'homme pour les besoins de cette vie: c'est un autre royaume que nous espérons, dont toute idée demeure inexprimable" (Saint Grégoire de Nysse, Création de l'Homme, Ch.21).

            Le contenu du texte est plus que clair: nul ne peut persévérer dans le mal et ainsi être damné éternellement.

            Chez Saint Grégoire de Nysse, à la différence d'Origène, l'apocatastase n'est pas une simple hypothèse théologique mais une conviction profonde. Cependant, en connaissance des dogmes enseignés par l'Eglise, on doit aujourd'hui être averti que la croyance en l'apocatastase, même si elle fut professé par un si illustre chrétien que Saint Grégoire de Nysse, est fausse.

            Le fait que Saint Grégoire de Nysse ait échappé à la censure au sujet de sa profession de foi en l'apocatastase ne doit pas nous induire en erreur. L'apocatastase a été assez clairement condamnée de façon globale par l'Eglise pour que son jugement recouvre également les positions du saint sur ce sujet. Certains voudraient bien opposer au dogme les déclarations de Saint Grégoire de Nysse, dressant un de ses fils contre l'Eglise. Il n'est pas recommandable d'agir de la sorte. Il n'est pas non plus heureux de s'attaquer personnellement à Saint Grégoire de Nysse tout cela parce qu'il a prêché l'apocatastase. Que celui qui n'a jamais commis d'erreur jette la première pierre. Un saint, et même un très grand saint, peut s'être trompé sur tel ou tel point de doctrine. Les saints ne sont pas Dieu! Il leur arrive de commettre des erreurs. Mais, on le sait, au bout du compte, ce qui importe, c'est la disposition de leur cœur à accueillir la grâce du Sauveur. Tel est en vérité le saint.

                        3/ La gnose de la restauration de l'unité première chez Evagre le Pontique

                                    A/ La vie et l'oeuvre d'Evagre le Pontique

            Evagre le Pontique (né en 345) est un curieux personnage. Certains diraient même douteux. Il est vrai qu'en ce IVème siècle, âge d'or des Pères de l'Eglise, Evagre fait figure dans la pensée chrétienne de brebis égarée. On le classe même le plus souvent plutôt chez les gnostiques que chez les chrétiens authentiques.

            "S'il y avait une véritable exception, elle serait représentée par Evagre le Pontique dont la destinée suit une marche inverse de la normale: il a commencé, nous l'avons rappelé, dans le clergé séculier, pour finir au désert de Scété où son âme inquiète s'est cloîtrée dans une retraite rigoureuse, refusant obstinément d'en sortir pour revêtir l'épiscopat: mais pouvons-nous compter parmi les Pères de l'Eglise cet esprit aventureux, hérétique avéré?" (H. Marrou, Nouvelle histoire de l'Eglise, tome1, II, I, IX).

            A la fin de sa vie donc, Evagre se retire au désert dans la communauté de Scété, fondée dans les années 330 par le célèbre Père du désert, Saint Macaire. Il y restera de 382 jusqu'à sa mort en 399.

            Pourtant l'image que l'on a de ce curieux personnage est avant tout celle de la compagnie des grandes figures de son temps: il fut le lecteur de Saint Basile à Césarée de Cappadoce, puis le diacre de Saint Grégoire de Nazianze, suivant ce dernier à Constantinople. Evagre connaît même alors une grande popularité en tant que prédicateur. Toutefois, ces saintes relations n'empêchent pas notre homme de développer une théologie à l'orthodoxie plus que trouble.

            Evagre le Pontique se veut le disciple d'Origène dont il reprend les hypothèses les plus audacieuses. Il les développe à outrance et les fait basculer dans l'hérésie de la gnose. Comme nous l'avons déjà dit, avec Evagre, Origène voit ses spéculations théologiques condamnées au IVème et au VIème siècles sous le qualificatif de l'origénisme. L'origénisme est  à la suite d'Evagre perçu comme une doctrine gnostique, comme un système hérétique.

            Toutefois, Evagre n'est pas à condamner en bloc, car à côté du théologien illuminé des Kephalaia Gnostica (trad.: Chapitres Gnostiques), se trouve le théoricien du désert, celui qui a recueilli et exposé le riche enseignement des premiers moines. De telle sorte qu'Evagre sera perçu différemment par les uns et les autres, selon qu'ils auront lu l'auteur ascétique ou le penseur gnostique.

            "Malgré les censures sévères dont les idées aventureuses d'Evagre le Pontique avaient été l'objet dès le lendemain de sa mort (399), les milieux monastiques n'avaient pas cessé de tenir en grande estime l'oeuvre proprement ascétique d'Evagre, si précieuse en effet, véritable somme où l'on trouvait condensée de façon pratique toute la spiritualité des Pères du désert. Il était inévitable, en dépit de toutes les mises en garde (elle n'ont pas manqué comme en témoignent apophtegmes et anecdotes), que la curiosité et l'intérêt fussent un jour ou l'autre attirés vers les autres écrits de l'auteur, par exemple vers ses Chapitres gnostiques où s'exprimait sous une forme ésotérique une gnose échevelée développée à partir d'Origène, en marge de l'orthodoxie, sinon même en dehors du christianisme authentique (chute pré-cosmique des créatures intelligibles, distinction entre le Verbe et le Christ, etc.)" (H. Marrou, Nouvelle histoire de l'Eglise, Tome1, II, II, VII).

            En effet, c'est dans les Chapitres gnostiques, dont nous possédons en langue syriaque une version non expurgée de sa gnose, qu'Evagre le Pontique développa sa vision de l'apocatastase.

            La doctrine de l'apocatastase s'y développe en quatre étapes:

            * La première étape correspond à la première création, où Dieu produit un monde spirituel d'intelligences auxquelles Il se fait connaître. Ces intelligences sont toutes égales entre elles et unies au Verbe de Dieu par la contemplation. Mais il arrive un moment où, par lassitude, elles relâchent leur contemplation pour se séparer. Lors de cette séparation intervient ainsi une distinction de ces créatures entre elles, jusqu'à présent égales.

            * La seconde étape est celle de la création des mondes matériels, ou seconde création. Des intelligences unies à Dieu, seul le Christ s'est maintenu dans la contemplation du Verbe (pour Evagre, le Christ n'est donc pas le Verbe!). Le Christ crée les mondes matériels pour permettre aux intelligences déchues de trouver un moyen de salut. Selon leur degré de chute (ou de séparation), les êtres spirituels deviennent des anges, des démons ou des âmes humaines enfermées dans des corps. Il s'agit pour eux de retrouver ainsi le désir de la contemplation. Par palliers successifs de réhabilitation vers la contemplation première, les êtres spirituels passent par des étapes et des mondes graduels d'élévation de leur intelligence.

            * Troisième étape: les êtres spirituels vivent avec le Christ. Après le "vendredi" du monde sensible, c'est le septième jour, celui du règne du Christ sur les intelligences.

            * Dernière étape: c'est l'apocatastase finale ou restauration universelle de l'unité première. "Les intelligences redeviendront égales au Christ, le corps et la matière disparaîtront, l'unité originelle sera restaurée, ce sera le dimanche, le huitième jour, la réintégration de tous dans l'unité originelle" (Pierre Hadot, Origène et l'origénisme, in Encyclopédie Universalis).

            Il y a dans l'apocatastase d'Evagre tout à la fois panthéisme, métempsycose et conception cyclique du cosmos. Dans sa vision, c'est par la connaissance que l'homme réintègre l'Unité Divine.

            Cette forme de salut basée sur la connaissance a donné son nom à la gnose (du grec Gnôsis: connaissance). Dans la gnose, l'homme se sauve lui-même, pour ainsi dire, par l'intelligence des connaissances divines qu'il acquière. Rappelons que dans le christianisme, c'est le Christ par sa mort et sa résurrection qui sauve l'homme. Le salut du Christ est un don parfaitement gratuit et offert à tous les hommes quel que soit leur mérite. Toutefois, il revient à chacun d'accueillir librement ce don.

                                    B/ L'apocatastase: une connaissance cachée?

            L'apocatastase a-t-elle été définie par Origène, par Saint Grégoire de Nysse, par Saint Grégoire de Nazianze, par Saint Maxime le Confesseur et par Evagre le Pontique comme une gnose, c'est-à-dire comme une connaissance cachée, connue des seuls spirituels capables de la recevoir, et ne devant pas être enseignée au commun?

            Je crois que cette question est la plus grave qui soit dans la controverse de l'apocatastase.

            Paradoxalement, la croyance en l'apocatastase, qui affirme le salut de tous, pourrait bien avoir été la moins démocratique de toutes les visions théologiques.

         

Table des matières

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Ressources Internet:

- Urs Von Balthazar et l'apocatastase:
http://www.eleves.ens.fr/aumonerie/numeros_en_ligne/careme98/bourgeois.html
- Pour une théologie de l'espérance:
http://www.eleves.ens.fr/aumonerie/numeros_en_ligne/careme98/legendre.html
- L'enfer est-il théologique?
http://www.eleves.ens.fr/aumonerie/numeros_en_ligne/careme98/lavaud.html
- L'éternité des peines de l'enfer:
http://perso.wanadoo.fr/catholicus/Enfer/enfer9.html

- Article encyclopédiqueApocatastase en ligne:
http://fr.wikipedia.org/wiki/Apocatastase

- La traduction du mot Apokatastasis et la question de la restauration de la Royauté d'Israël:
http://www.rivtsion.org/f/index.php?sujet_id=649
- Gestes et déclarations du Christ à caractère apocatastatique
http://www.rivtsion.org/f/index.php?sujet_id=497
- Le mystère de l’Apocatastase
http://www.rivtsion.org/f/index.php?sujet_id=2757
- Qu'est-ce que l'apocatastase ?
http://www.rivtsion.org/f/index.php?sujet_id=492
- Achat en ligne de l'Apocatastase:
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